«Dans les réunions du Comex, il y a rarement de cacophonie d’odeurs»: quels parfums portent les dirigeants ?

« J’ai deux types de parfums, prévient d’emblée Alexandrine, 60 ans qui occupe depuis une trentaine d’années des postes à haute responsabilité dans la finance. Celui de la femme privée, My Way d’Armani , un bouquet de fleurs blanches que je réserve aux week-ends et aux vacances. Et celui de la femme professionnelle, La Vie est belle de Lancôme , que je porte au travail et lors de cocktails professionnels. Il est beaucoup plus gourmand et tenace, mais il me permet de m’affirmer de manière invisible, presque impalpable, alors que je cultive un style vestimentaire très classique et une féminité discrète – beaucoup de gris anthracite, rien de trop court, ni de trop décolleté, un maquillage léger et peu de bijoux. Je joue délibérément sur mon sillage , notamment lors des réunions où les hommes sont surreprésentés. J’ai des consœurs qui, dans les comex vont plutôt se distinguer par un rouge à lèvres de couleur vive. Moi, porter voire même forcer sur La Vie est belle me donne une assurance, cela me porte même ! »

Sentir bon et se sentir bien, ne pas importuner les autres mais affirmer sa singularité, choisir un sent-bon pour un dirigeant est devenu un casse-tête. « Un parfum trop fort paraît déplacé. Pire, l’envie d’occuper tout l’espace, ne serait-ce que de manière olfactive, pourrait être mal interprétée, note Denis, 53 ans. Pour ma part, je parie sur un équilibre subtil, une valeur sûre. Mais pas non plus un sillage trop mainstream, type Rabanne, Bleu de Chanel  ou Sauvage de Christian Dior. Je sais, en revanche, qu’avec un parfum Frédéric Malle  ou Hermès, je ne peux pas me tromper. Terre d’Hermès  et Équipage ont fait leurs preuves et ne sont pas si stéréotypés: ni bobo, ni tradi, ni jeune, ni vieux, un peu élitiste mais pas trop… » Une masculinité chic et affirmée en quelque sorte. « Dans les réunions du Comex, il règne plutôt un classicisme discret. Depuis quelques années déjà les ongles sont soignés, les sourcils faits et le parfum se veut fugace et aussi léger qu’un after-shave matinal, continue Alexandrine. Il y a rarement de cacophonie d’odeurs. » Question de génération: les conseils d’administration réunissent, pour la plupart, des hommes de 55 ans et plus.

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« Effectivement, il convient d’observer un certain respect olfactif, approuve Marion Darrieutort, fondatrice du cabinet de conseil The Arcane qui accompagne de nombreux dirigeants dans leur image et leur communication. Cela dit, les plus jeunes semblent davantage enclins à exprimer leur singularité à travers leur sillage, ils osent davantage. Comme ils le font depuis quelques années à travers leur dress code, les bijoux que l’on a vu fleurir à leurs poignets, leurs téléphones, leurs voitures…. Ils font de plus en plus attention à leur image et le parfum fait partie de cette construction, c’est devenu un costume invisible. Voire un attribut du leadership. » 

Les patrons dits “traditionnels” vont choisir des parfums Chanel, Dior ou Hermès à la dimension patrimoniale. Les “hédonistes” affirment leur identité à travers des bois ambrés magnétiques et des floraux texturés. Les “experts” se tournent vers des marques confidentielles et des signatures olfactives originales. À l’inverse, les “performants” recherchent la puissance sans prise de risque olfactive. »

Sylvain Eyraud, directeur marketing et communication de la maison de composition Takasago

Le choix d’une fragrance en dit long sur le positionnement d’un patron. Selon Sylvain Eyraud, directeur marketing et communication de la maison de composition Takasago, il ancrerait même le personal branding : « Parmi les différents profils, vous avez les dirigeants qu’on pourrait qualifier de “traditionnels”, qui vont choisir des parfums Chanel, Dior ou Hermès, qui véhiculent une dimension patrimoniale et le storytelling qui va avec - le savoir-faire, l’héritage, la transmission, etc. - mais aussi un statut social. Les “hédonistes” affirment, eux, leur identité à travers des bois ambrés magnétiques et des floraux texturés dans les nouvelles concentrations type élixir et extrait. Les “experts” se tournent vers des marques confidentielles à la distribution limitée et dont les signatures olfactives sont originales. À l’inverse, les “performants” recherchent la puissance sans prise de risque olfactive, ils misent sur les leaders du marché tels les fougères modernisées et les grands boisés pour les hommes et les floraux, les chypres ou les orientaux gourmands pour les femmes - La Vie est belle, J’adore de Dior, Libre d’Yves Sant Laurent... »

Si le parfum offre à certains une promesse de bien-être et de réassurance pour mieux affronter une journée de travail, d’autres l’envisagent comme une affirmation de pouvoir. Marion Darrieutort se souvient de cette patronne, en quête d’assertivité, qui a troqué sa fragrance pour une composition plus masculine, plus boisée et de cet autre dirigeant dont le sillage puissant imprégnait encore la pièce bien après le fin d’un rendez-vous. « Cette transformation par l’odeur est inscrite depuis l’Antiquité puisque les parfums étaient perçus aussi bien comme un médicament qu’une parure capable de modifier voire “d’augmenter” la personnalité, rappelle l’historienne Eugénie Briot, responsable patrimoine & transmission chez Givaudan. Dès lors, le parfum a été un marqueur de puissance. »

Emmanuel Macron vaporise un parfum @soazigdelamoissoniere

Et le parfumeur, un proche du pouvoir et des élites: René le Florentin au service de Catherine de Médicis; Simon Barbe, premier gantier-parfumeur de Paris à la fin du XVIIe siècle; Martial fournisseur de Louis XIV; Jean-Louis Fargeon, parfumeur de Marie-Antoinette puis de Napoléon... « Sous Louis XIV, tout Versailles sentait la fleur d’oranger car le roi ne supportait aucun autre parfum. C’est précisément cette passion qui a entraîné la construction de l’orangerie et l’élaboration de l’une des plus grandes collections d’orangers d’Europe. En plus d’être symbole de pouvoir, le parfum a eu là des conséquences architecturales, la fleur d’oranger signait olfactivement l’espace, continue Eugénie Briot. Plus près de nous, François Mitterrand était connu pour porter Eau d’Hadrien d’Annick Goutal, crée en 1981. Et si la senteur est délicieuse, on peut se demander s’il ne l’a pas choisi également pour son nom, lourd de sens, à la fois politique puisqu’il évoque l’empereur romain mais aussi littéraire, Hadrien étant une référence directe à l’œuvre de Marguerite Yourcenar. »

Les huissiers ont fini par ne plus s’étonner de la fragrance qui traverse les salons de l’hôtel d’Évreux. (…) Mais il peut arriver que des visiteurs moins habitués se trouvent saisis par l’odeur florale et musquée, aussi raffinée que puissante. »

Olivier Beaumont, dans «La Tragédie de l’Élysée» au sujet du parfum du Président Macron, Eau Sauvage de Dior

Rompu à l’exercice du personal branding, Emmanuel Macron est fidèle à Eau Sauvage de Dior (ne pas confondre avec Sauvage, autre hit de la maison mais beaucoup plus récent). Ce classique masculin est perçu par l’entourage et les observateurs comme un attribut du pouvoir, au point que le journaliste Olivier Beaumont a intitulé un chapitre de son récent livre La Tragédie de l’Élysée (Robert Laffont) « Ça sent le président »: « Les huissiers ont fini par ne plus s’étonner de la fragrance qui traverse les salons de l’hôtel d’Évreux. (…) Mais il peut arriver que des visiteurs moins habitués se trouvent saisis par l’odeur florale et musquée, aussi raffinée que puissante. » Selon l’auteur, certains membres du gouvernement lui aurait même confié que le sillage précédant l’arrivée présidentielle lors du conseil des ministres, installait, à dessein, une tension immédiate...

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Cette icône de la parfumerie possède, il faut dire, de nombreux atouts: d’abord, d’être une très belle formule, signée en 1966 par Edmond Roudnitska, le génie de la parfumerie; ensuite, de bénéficier d’une diffusion renforcée par l’hédione, cette molécule synthétique que le sent-bon a été le premier à utiliser il y a soixante ans; enfin, d’avoir deux «parrains» charismatiques, Alain Delon dont le portrait tiré de La Piscine a fait l’objet de la campagne publicitaire en 2009; et Bernard Arnault qui, à défaut de le porter, a toujours clamé un attachement très particulier à Dior, et donc à ses best-sellers historiques. Rien d’étonnant, donc, à ce que le flacon inspiré d’une flasque, trône dans les salles de bains de nombreux patrons. Visionnaire, Roudnitska prédisait en 1991 dans ses mémoires, Une vie au service du parfum : « On dit que nous allons vers une civilisation de l’audiovisuel. Plus vraisemblablement, nous irons vers une civilisation sensorielle dans laquelle le parfum devrait pouvoir trouver une large place. » Jusque dans les couloirs du palais présidentiel.