REPORTAGE. "Comme un esclave, on doit courir toute la journée" : dans la Marne, des sous-traitants jugés pour avoir exploité plus d'une cinquantaine de vendangeurs

La face noire des vendanges en Champagne. Deux ans après les faits, des sous-traitants sont jugés jeudi 19 juin pour avoir exploité plus d'une cinquantaine de travailleurs. Certains ont été traités comme des "esclaves", selon l'accusation. Plusieurs de ces vendangeurs sont bien décidés à se défendre, leurs souvenirs restent intacts.

Amadou Boully Diaro n'a rien oublié. "Nous, Africains, nous venions ici pour travailler. Le monsieur nous traitait comme des esclaves", témoigne ce Sénégalais de 38 ans, sans papier, rencontré dans un café parisien. Il fait partie des 57 vendangeurs découverts dans une maison du village de Nesle-le-Repons, dans la Marne, le 15 septembre 2023. "Il y a des Sénégalais, des Maliens, des Guinéens", liste-t-il.

"Elle n'a rien donné, elle n'a pas payé"

Quand les gendarmes interviennent après des signalements de riverains, les vendangeurs dorment depuis une semaine, à 15 dans de petites chambres, sur des matelas gonflables, certains à même le sol.

"Il n'y a pas de fenêtre, pas de courant, pas d'eau chaude, pas de chauffage. Il y a un matelas gonflable très sale. C'est une catastrophe."

Amadou Boully Diaro, Sénégalais de 38 ans

à franceinfo

Ils ont été recrutés par le bouche à oreille par la société Anavim, qui vend leur main-d’œuvre à des viticulteurs champenois et qui leur promet un salaire que beaucoup ne toucheront jamais. "Elle dit qu'on va faire les vendanges, qu'on va gagner 80 euros par journée, et qu'il y a des primes aussi. Mais non, elle n'a rien donné, elle n'a pas payé."

Mody Kanouté a 64 ans et il est alors le doyen des vendangeurs. Ce Malien a un titre de séjour. En plus du logement insalubre, il raconte qu'ils devaient chercher de quoi se nourrir parce que ce qu'on lui donnait était immangeable. "On ne mange pas ! Le pain, tu ne peux pas le manger parce qu’il est glacé, raconte-t-il. À ce moment-là, il y avait du maïs à côté. Il y a deux jeunes qui sont allés en prendre pour le griller, et on l'a mangé." En France, depuis près de 25 ans, Mody Kanouté, qui enchaîne ce qu'il appelle "les petits boulots", dit, lui aussi, ne jamais avoir été traité comme ça.

Journées sans pause et menaces avec un couteau

Ces vendangeurs parlent également de cadences infernales. Réveil à 5 heures du matin, départ pour les vignes dans un camion pour une journée sans pause, selon Mody Kanouté. "Comme un esclave, on doit courir toute la journée, jusqu’à 5 heures du soir, en ayant commencé à 5 heures du matin, raconte-t-il. Parfois on doit travailler jusqu’à 18 heures."

"Je ne pensais pas que tu pouvais prendre les gens et les maltraiter comme ça."

Mody Kanouté, Malien de 64 ans

à franceinfo

Maltraité et menacé même avec un couteau. C'est ce qu'il raconte avoir subi de la part d'un des deux employés. "On a des menaces par arme à feu, des menaces avec des couteaux, des menaces avec des bombes lacrymogènes, énumère Maxime Cessieux, l'avocat des vendangeurs dans cette affaire. Dans cette mesure-là, oui on peut vraiment parler d’esclavagisme. Les personnes dépourvues de titre de séjour sont des gens qui cherchent, pour leur immense majorité, simplement à travailler sur le territoire national. Ils sont souvent entre les mains de personnes peu scrupuleuses. Il faut les protéger par un statut." Il est aussi reproché aux employeurs d'avoir fait signer aux vendangeurs de faux contrat de travail.

Une plateforme en ligne contre les dérives

Devant ces accusations graves, l'avocat de la cheffe d'entreprise, venue du Kirghizistan, n'a pas donné suite à nos sollicitations. Mais Nader Ajoyev, qui défend l'un des employés accusé d'avoir menacé les vendangeurs avec un couteau, a répondu à franceinfo. S'il nie ces accusations, il reconnaît des dérives et les explique par la pénurie de main-d’œuvre. "On fait face à un manque de main-d’œuvre criant, obligeant certains à outrepasser la légalité, assure-t-il. Ça concerne aussi le bâtiment, la restauration et ça témoigne davantage d'un manque de contrôle des autorités."

Pour éviter que cela recommence et accueillir au mieux les 120 000 saisonniers recherchés chaque année dans la région, l'interprofession, qui fédère 16 000 vignerons champenois, assure avoir mis en place une plateforme. Une plateforme sur laquelle les prestataires sont invités à s'inscrire, sous réserve de respecter la sécurité et le bien-être des vendangeurs. Mais seule une entreprise sur cinq s'est inscrite pour l'instant, faute de visibilité, selon l'interprofession. La procureure de Châlons-en-Champagne, Annick Browne, a nommé en 2024 un magistrat spécialement dédié aux questions relatives à la traite des êtres humains. Une affaire similaire, dont les faits remontent aussi à septembre 2023, sera jugée devant le tribunal correctionnel de Châlons-en-Champagne le 26 novembre prochain.