«Par quel miracle, à Pâques, les églises sont-elles désormais pleines à craquer ?»
Jean de Saint-Cheron est directeur du cabinet du recteur de l’Institut catholique e Paris (ICP), membre de l’équipe de préparation au baptême dans sa paroisse parisienne et essayiste. Dernier ouvrage paru : Malestroit - Vie et mort d’une résistante mystique (Grasset, 2025).
LE FIGARO. - Comment expliquer que la fête de Pâques, sommet de la liturgie chrétienne, soit moins célébrée que Noël dans une France sécularisée ? La première aurait-elle perdu son sens aujourd’hui, contrairement à la seconde ?
Jean DE SAINT-CHERON. - Ce n’est pas compliqué : à cause de la tradition des cadeaux. Noël est massivement considérée comme une fête commerciale. Or les cadeaux de Noël mettent le monde de la production et de la distribution en état d’excitation extrême pendant plusieurs semaines, et toute la population en ordre de marche derrière les caisses enregistreuses. Pâques concerne essentiellement les fabricants d’œufs en chocolat, ce qui est tout de même plus modeste.
Par ailleurs, il faut reconnaître que la nuit de Noël demeure extrêmement touchante dans sa dimension chrétienne : c’est un mystère qui peut émouvoir tout le monde. Car qu’est-ce que c’est que cette Église qui célèbre en grande pompe la naissance d’un tout petit enfant, d’un enfant qui vient au monde comme un petit pauvre, dans une mangeoire ? À l’inverse, la résurrection, fêtée à Pâques, semble peut-être moins concrète, moins proche de nous… La naissance d’un enfant, tout le monde voit ce que c’est. Un homme qui sort vivant du tombeau, on en a moins d’expérience.
Mais attention toutefois. La période du carême que nous venons de vivre, notamment les jours du mercredi des Cendres et du dimanche des Rameaux, ainsi que la Vigile pascale, au cours de laquelle on fait mémoire du dessein d’amour de Dieu pour l’humanité entière avant de fêter la victoire définitive de l’amour sur la mort, suscitent depuis quelque temps un regain d’intérêt auquel nul ne peut être indifférent. Par quel miracle, alors que l’Église semble au plus mal, entre crise de la foi et scandale des abus, les églises sont-elles désormais pleines à craquer lors de ces célébrations ?
Plus de 10 000 adultes, plus de 7 000 adolescents ont été baptisés dans la nuit de Pâques, les chiffres s’envolent depuis trois ans. S’agit-il d’un « effet de rattrapage » lié à l’effondrement des baptêmes à la naissance, ou bien d’un réel regain d’intérêt pour la religion catholique ?
Non, l’effet de rattrapage n’explique pas la dynamique actuelle. En tout cas il n’est pas suffisant. La Conférence des évêques de France vient de publier une étude selon laquelle les catéchumènes issus d’une famille de tradition chrétienne – non nécessairement catholique – c’est-à-dire ceux dont les parents ou les grands-parents étaient baptisés, ne représentent qu’un peu plus de la moitié des 10 000 catéchumènes adultes baptisés dans la nuit de Pâques 2025. Il y a donc une moitié des catéchumènes qui arrivent dans l’Église sans que leurs racines familiales les y prédisposent.
L’explication par l’identitarisme n’est donc pas satisfaisante non plus. D’ailleurs, comment expliquer non seulement le chiffre important de 2025, mais la vitesse d’accélération de la courbe des baptisés adultes depuis 2021 ? Tout cela semble correspondre à une dynamique de fond, qu’il semble difficile de séparer d’une authentique quête de sens chez les catéchumènes : 3 600 baptisés adultes en 2021, 4 278 en 2022, 5 463 en 2023, 7 135 en 2024, 10 384 en 2025…
Malgré leur addiction aux réseaux sociaux, les adolescents et vingtenaires d’aujourd’hui sont peut-être moins matérialistes que leurs parents, et davantage ouverts à la transcendance
Jean de Saint-Cheron
Les histoires de conversion sont toutes uniques, et révèlent que l’Esprit Saint touche les cœurs par des moyens imprévisibles. Soudain, une personne se sent intimement touchée par l’amour de Dieu. Quelles sont les motivations profondes des baptisés ? Dieu seul le sait, et chacun peut sans doute y aller de sa petite analyse : réseaux sociaux, incendie de Notre-Dame, post-confinement, etc. Mais en tout cas, il n’y a qu’une faible dimension sociale ou politique dans les récits de demande de baptême tels que nous les lisons aujourd’hui.
C’est à chaque fois l’histoire d’une rencontre. Un peu comme dans ce récit étonnant de la philosophe Simone Weil : « Dans mes raisonnements sur l’insolubilité du problème de Dieu, je n’avais pas prévu la possibilité de cela, d’un contact réel, de personne à personne, ici-bas, entre un être humain et Dieu. J’avais vaguement entendu parler de choses de ce genre, mais je n’y avais jamais cru. Dans les Fioretti les histoires d’apparition me rebutaient plutôt qu’autre chose, comme les miracles dans l’Évangile. D’ailleurs dans cette soudaine emprise du Christ sur moi, ni les sens ni l’imagination n’ont eu aucune part ; j’ai seulement senti à travers la souffrance la présence d’un amour analogue à celui qu’on lit dans le sourire d’un visage aimé. »
Or chez les catéchumènes, l’illumination de cette rencontre est associée, dans un deuxième temps, au désir d’appartenir au corps appelé « Église », qui a la particularité, bien qu’il soit composé de pécheurs et parfois d’affreux pécheurs, d’être le lieu d’où jaillit la source vive du Christ. Chez les 7000 adolescents qui s’ajoutent aux 10 000 adultes, la quête de sens est également déterminante. Elle nécessite d’ailleurs un certain courage dans notre société, même s’il ne faut pas négliger l’évolution importante du rapport à l’invisible. Malgré leur addiction aux réseaux sociaux, les adolescents et vingtenaires d’aujourd’hui sont peut-être moins matérialistes que leurs parents, et davantage ouverts à la transcendance.
Le carême fait l’objet d’une curiosité, notamment chez les jeunes agnostiques. Les nouvelles générations se sentent-elles le besoin d’éprouver le manque pour retrouver une forme de plénitude, comme les chrétiens la célèbrent d’une certaine manière à Pâques ?
On voit des jeunes adultes soudain pris de nausée ou de tristesse devant leur propre boulimie hédoniste. Une jeune catéchumène de vingt ans qui écumait les boîtes de nuit et s’abrutissait d’alcool et de relations sexuelles sans lendemain a été attirée soudain par le carême. Par le désir de renoncer à ce à quoi elle consacrait à peu près toute sa vie : « Sans comprendre pourquoi, à ce moment précis, j’ai ressenti comme une force dans mon cœur (…). J’ai réalisé plus tard que mon cœur cherchait en réalité à connaître Dieu. »
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« Renonciation totale et douce », note Blaise Pascal dans le Mémorial de sa « nuit de feu » du 23 novembre 1654. C’est ce paradoxe-là qu’il faut essayer de comprendre : la « renonciation totale » à notre volonté égoïste et à nos habitudes de pécheur, qui pourtant sont associées à un certain plaisir, est « douce » au point de faire verser des pleurs de joie. Pascal a merveilleusement dit que nous cherchons tous le bonheur. Mais que le grand drame de l’humanité, c’est qu’elle le cherche essentiellement où il n’est pas, soit dans les plaisirs éphémères, la gloriole, l’ambition terrestre. Car l’homme est tellement grand que Dieu seul peut le remplir.
L’ascèse, vue de loin, a l’air d’une épreuve terrible. Mais de l’intérieur, ses adeptes en parlent volontiers comme d’une libération. Car l’ascèse, qui est en particulier le détachement de ce qui nous coupe de la vie intérieure, permet de passer de petits plaisirs à un bonheur infiniment plus grand, qui nous apaise et nous met en joie quand nous l’avons trouvé : enfin, enfin, c’est toi que je cherchais depuis le début ! Un jour, un prêtre à qui je me lamentais de la venue prochaine du carême, parce que je voulais continuer à manger des côtes de bœuf arrosées de bourgogne, m’avait répondu : « Ce n’est pas le carême qui est triste, c’est le péché. »
Si l’Église porte une attention particulière à l’accompagnement des catéchumènes, les néophytes peinent souvent à rester fidèles dans les années suivant leur baptême. Comment les chrétiens peuvent-ils remédier à cette «faille» ?
Essentiellement en les accueillant sans préjugés, sans le moindre complexe de supériorité en matière de vie chrétienne, et en essayant de vivre conformément à l’Évangile. C’est-à-dire en se convertissant d’abord soi-même ; en se laissant aimer et transformer par ce Dieu qui ressuscite les morts. Nos péchés (égoïsme, orgueil, avarice, idolâtrie, injustice, violence et autres), c’est la mort. Lorsque nous laissons Dieu nous en libérer, nous devenons des témoins. Sinon, quels que soient nos grands discours ou notre assiduité à la messe, nous faisons office de contre-témoignage, ainsi qu’il est écrit : « Si quelqu’un dit “j’aime Dieu” et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas. » (1 Jean 4, 8-20) Je crois donc que les néophytes resteront plus facilement dans l’Église s’ils y rencontrent l’amour, s’ils constatent que l’Évangile y est vécu, ou du moins que les chrétiens essaient de se convertir, et s’ils sont réellement accueillis.
Il n’est pas interdit de continuer à parler de « Pâque », sans s, dans un contexte chrétien. La Pâque, c’est le passage de Dieu dans la nuit de ce monde, pour nous sauver de la mort
Jean de Saint-Cheron
Bernanos écrivait : « L’heure des saints vient toujours. Notre Église est l’Église des saints. Qui s’approche d’elle avec méfiance ne croit voir que des portes closes, des barrières et des guichets, une espèce de gendarmerie spirituelle. Mais notre Église est l’Église des saints. » Les saints, par leur exemple, attirent au Christ. Dans les récits de conversion, on constate que des figures telles que Thérèse de Lisieux ou François d’Assise continuent de faire des merveilles pour toucher les cœurs et attirer au Christ.
Pourquoi écrit-on Pâques au pluriel ? Que dit cette règle orthographique de l’histoire et du sens de cette fête ?
La langue française a lentement évolué pour parvenir, à la fin du Moyen Âge seulement, à la graphie permettant de distinguer la Pâque juive – mémoire de la sortie d’Égypte du peuple hébreu, et du « passage » de Dieu par-dessus les maisons des enfants de son peuple pour en épargner les premiers-nés – de la fête de Pâques, mémoire de la résurrection du Christ. Les deux fêtes sont pourtant intimement liées et s’éclairent réciproquement. Jésus est mort à l’heure des préparatifs de la Pâque juive, un vendredi, quand on égorgeait les agneaux pour que les fidèles puissent célébrer la mémoire de la sortie d’Égypte, avec des pains azymes et des herbes amères, en grande hâte. Mais il n’est pas interdit de continuer à parler de « Pâque », sans s, dans un contexte chrétien. La Pâque c’est le passage de Dieu dans la nuit de ce monde, pour nous sauver de la mort.