François Margolin est réalisateur, producteur et scénariste. Il a notamment réalisé le film Sarah Halimi, un crime antisémite et impuni (2023).
Émoi depuis quelques jours à Hollywood, depuis qu’une société de production néerlandaise a annoncé « mettre sur le marché », à grand renfort de publicité, une actrice, Tilly Norwood, intégralement créée à partir de l’IA, l’intelligence artificielle. La responsable de cette société, Eline Van der Velden, a accompagné ce lancement d’une bande-annonce de 90 secondes, avec cette « actrice », tout à fait dans le style des productions Marvel qui font la fortune des studios californiens depuis quelques années.
Passer la publicitéConséquence immédiate : des agents se seraient manifestés pour s’occuper de la future carrière de cette créature. On croit rêver mais on ne rêve pas. D’ailleurs, on pouvait s’y attendre. Depuis un bon moment, cette IA, dont tout le monde parle, a remplacé de nombreux métiers de l’industrie cinématographique. Cela a commencé par les sous-titreurs dont la profession a été remplacée par des applications qui font leur travail, long et compliqué, en quelques minutes. Cela a continué avec les doubleurs : il faut savoir que l’on peut désormais imiter la voix de n’importe qui avec l’IA et donner à n’importe quel personnage la texture de voix de Humphrey Bogart ou d’Emmanuel Macron.
Cela existe depuis des années avec les figurants : on peut « remplir » un stade de 80.000 personnes sans avoir recours à un quelconque humain mais seulement à des effets spéciaux appelés VFX (visual effects). Gain de temps et d’argent considérable à la clef. On l’utilise aussi pour construire des décors en donnant libre cours à son imagination, et sans payer qui que ce soit d’autre qu’une machine et son programmeur, dans les grosses productions hollywoodiennes où se mélangent science-fiction, action, destructions, massacres et armes imaginaires. Des productions fortement inspirées des jeux vidéo, quand elles n’en sont pas la transposition directe sur grand écran.
Les scénaristes américains se sont mis en grève, suscitant l’arrêt de beaucoup de tournages. Ils craignaient en effet que les studios se passent de leurs salaires exorbitants pour les remplacer par ChatGPTIl faut dire que, dans ce genre de films, les acteurs n’ont pas une grande importance. Ils jouent souvent sur ce que l’on appelle des « fonds verts » qui autorisent tous ces trucages, et bien souvent ne voient pas leur partenaire quand ils lui parlent. Ce sont pourtant les « machines à fric » du cinéma actuel qui génèrent des centaines de millions de dollars, voir des milliards, de recettes à travers le monde. Les « Wonder Woman », « Aquaman », « Ant-Man » et autre « Black Panther ».
Les choses ont commencé à s’envenimer lorsqu’il y a un peu plus de deux ans, les scénaristes américains se sont mis en grève, suscitant l’arrêt de beaucoup de tournages de films comme de séries. Ils craignaient en effet que les studios se passent de leurs services et de leurs salaires exorbitants pour les remplacer par ChatGPT. Ils n’avaient pas tort puisque l’IA vous écrit un scénario en lui soumettant une simple idée d’histoire - je l’ai expérimenté moi-même récemment - en quelques dizaines de minutes. Un travail qui prend des mois à un scénariste confirmé. Bien sûr, le résultat n’est pas exceptionnel et il charrie toutes sortes de clichés puisque le principe de ce genre d’application est de reprendre, par petits bouts, ce qui a déjà été écrit, sans parler de la psychologie des personnages qui n’a rien de très originale.
Pourtant il y avait beaucoup d’hypocrisie dans cette grève, qui a abouti à une forme de victoire des scénaristes, les studios s’engageant à se passer dorénavant des ressources de l’IA. Mais, comme le disait un de nos derniers présidents (reprenant les propos de son ministre Charles Pasqua): « Les promesses n’engagent que ceux qui les croient » et pire, une récente enquête a permis de découvrir que beaucoup de ces scénaristes grévistes, interrogés sous le couvert de l’anonymat, utilisaient eux-mêmes l’IA pour écrire les scénarios qu’ils livraient à leurs employeurs.
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Passer la publicitéOn comprend aisément que, derrière ce « Grand Remplacement », la principale motivation est l’argent. Moins de dépenses impliquent plus de recettes. Mais, n’avait-on pas déjà utilisé des procédés similaires, bien avant l’IA, pour créer de toutes pièces, à la fin des années 70, en pleine période du « disco », des groupes d’hommes ou de femmes qui n’étaient ni chanteurs ni musiciens et qui, pourtant, obtinrent des succès mondiaux dont les seuls auteurs étaient leurs producteurs tels Giorgio Moroder ou Nile Rodgers ? Certes, personne ne le savait mais personne non plus ne s’en apercevait. Et, aujourd’hui encore, les meetings de Donald Trump sont là pour nous le rappeler, les succès du groupe Village People sont parmi les plus écoutés, 40 ans plus tard.
Quant à l’IA, elle fait le bonheur depuis longtemps de tous les escrocs qui créent de toutes pièces des personnages (féminins surtout) sur les applis de rencontre, comme Tinder ou Bumble, afin d’attirer des naïfs qui croient avoir trouvé l’âme sœur avant de voir leur compte en banque vidé. À tel point qu’il y a aujourd’hui une majorité de personnes inventées de toutes pièces sur ce type de site.
On imagine mal, un exemple parmi d’autres, dans Huit et demi (1963) de Federico Fellini, Marcello Mastroianni tomber amoureux de Claudia Cardinale si celle-ci avait été remplacée par son avatar.Lukas Gage, un des principaux acteurs de la série à succès « White Lotus » a répondu ironiquement à des journalistes qui l’interrogeaient il y a quelques jours sur la dénommée Tilly Norwood : « Travailler avec elle était un cauchemar ! ». Comme s’il venait de jouer avec elle, ce qui n’était pas vrai, bien sûr. On le comprend : comment donner la réplique, sur un plateau, à une actrice qui n’existe pas ? Comment échanger des regards ? Comment manifester des sentiments ? On imagine mal, un exemple parmi d’autres, dans Huit et demi (1963) de Federico Fellini, Marcello Mastroianni tomber amoureux de Claudia Cardinale si celle-ci avait été remplacée par son avatar.
Mais, répliqueront les dirigeants des studios hollywoodiens : avec cet usage de l’IA, Claudia Cardinale ne serait toujours pas morte et elle aurait pu continuer à faire des films jusqu’à aujourd’hui avec la même beauté qu’elle avait en 1963. Une sorte de pacte faustien sans avoir besoin de courtiser le Diable, et surtout sans oublier qu’elle n’aurait pas coûté le même prix !
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Est-ce cela que l’on recherche dans le cinéma ? Non, évidemment. « Un film, c’est comme un champ de bataille : l’amour, la haine, l’action, la violence et la mort : en un seul mot, c’est l’émotion », affirmait Samuel Fuller dans le Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard. Quelle émotion restera-t-il avec l’IA ? On se le demande. Pour l’instant, en tout cas, très peu. Mais ces actrices imaginaires, si le phénomène se développait, ne seront sans doute là que pour ces « blockbusters » dans lesquels tant de choses semblent déjà artificielles. Alors, doit-on s’en alarmer ? Pas sûr.
Passer la publicitéEt puis, heureusement il nous restera le documentaire. Je vois mal qui, en dehors des officines spécialisées du FSB et de la CIA, sera capable, même dans un futur lointain, de recréer, y compris avec l’IA, la réalité du monde qui nous entoure et celle qui sort de la bouche de ceux qui y parlent ou que l’on y interviewe. C’est plutôt rassurant pour l’avenir.