En Indonésie, l’appel à l’aide d’un ex-soldat enrôlé dans l’armée russe enflamme le débat
“En raison de mon ignorance, j'ai signé un contrat avec le ministère russe de la Défense, ce qui a entraîné le retrait de ma citoyenneté. [...] Je vous prie de bien vouloir faire preuve de magnanimité pour m'aider à mettre fin à ce contrat et à me restituer mon droit à la citoyenneté pour que je puisse retourner en Indonésie” : ainsi s’exprime Satria Arta Kumbara, en uniforme militaire, face caméra, dans une vidéo publiée sur TikTok le 20 juillet.
Cette séquence, vue plus d'un million de fois, secoue l’opinion publique en Indonésie, où l’homme en question n’est pas un inconnu.
Début mai 2025, il avait déjà fait les gros titres, après que ce même compte TikTok - nommé @zstorm689 - a publié deux photos de lui avec l’uniforme militaire indonésien puis russe. “Les Marines se battent maintenant avec la Russie en Ukraine”, était-il écrit en légende de la publication.
Ancien membre de la marine indonésienne
Le chef du service d'information de la marine indonésienne avait alors confirmé que Satria Arta Kumbara avait bien évolué dans ses rangs, au grade de sergent-chef, et que sa désertion était effective depuis le 13 juin 2022.
Il avait également fait savoir qu’une décision de justice d’avril 2023 avait condamné cet homme “à un an de prison et à une peine supplémentaire de licenciement”.
Difficile de savoir exactement depuis quand l’homme se trouve en Ukraine.
Sur Linkedin, on peut voir que Satria Arta Kumbara avait manifesté, entre avril et juillet 2024, son intérêt pour divers postes dans différents pays - agent de sécurité au Koweït, spécialiste en sécurité et protection en Irak ou encore responsable d’un département d'ingénierie. “Je suis intéressé, mais je viens d'Indonésie, est-ce possible ? Avec 16 ans d'expérience dans la marine”, écrivait-il par exemple en commentaire d’une offre. Nous n’avons pas été en mesure d’affirmer s’il avait déjà quitté l’Indonésie à ce moment-là.
En passant par la Malaisie et le Qatar
Les premières publications de son compte TikTok le montrant en Russie remontent à mars 2025.
Il est possible de retracer une partie de son parcours, grâce notamment à des photos publiées sur un autre compte TikTok: satria_piek689. Celui-ci se présente comme un “2ème compte @zstrom689”, et contient de nombreuses vidéos identiques à celles mentionnées précédemment, laissant à penser qu’il est géré par le même homme.
On le voit ainsi à Kuala Lumpur, en Malaisie, puis à l’aéroport d’Oufa, capitale de la république de Bachkirie, dans le centre de la Russie.
“Je suis passé par la Malaisie avant d'arriver à Moscou... Jakarta-Malaisie-Qatar-Moscou” écrit d’ailleurs Satria Arta Kumbara en réponse à un des commentaires.

Plusieurs images le montrent ensuite en vêtements civils à proximité d’une des places principales de la ville d’Ichimbaï, située à environ 150 kilomètres au sud d’Oufa.

Armée régulière russe
À partir de mi-avril 2025, des photos et vidéos publiées sur TikTok ou Facebook le montrent en uniforme, accompagné d’autres soldats, sans qu’il soit possible de déterminer le lieu de combat.
Dans une interview accordée au média indonésien Republika le 10 mai, Satria Arta Kumbara a précisé qu’il n’était pas un mercenaire mais bien un membre de l’armée régulière russe. Il disait être en Ukraine, combattant “avec des citoyens chinois, camerounais, ghanéens et colombiens”.

La Russie a progressivement cherché à attirer en dehors de ses frontières pour grossir son armée. En mai 2022, elle abolissait ainsi la limite d’âge pour être recruté et en septembre, elle créait un processus de naturalisation simplifié et accéléré pour les étrangers qui combattent dans ses rangs.
Le ministère britannique de la Défense estimait en avril 2025 que la Russie avait recruté plus de 1 500 ressortissants étrangers entre avril 2023 et mai 2024, essentiellement issus d’Asie du Sud et de l'Est. La BBC et Mediazona révèlaient par ailleurs en juillet que plus de 500 étrangers combattant avec la Russie avaient été tués en Ukraine.
Sur internet, des sites font ainsi la promotion de contrats de service. L’un d’eux incite à signer un contrat à Oufa, mettant en valeur un salaire conséquent (4 220 000 roubles annuelles, soit 45 000 euros). Un autre site mentionne la possibilité, y compris pour les étrangers, de s’enrôler à Ichimbaï.

“Gagner sa vie”
Mais pourquoi Satria Arta Kumbara aurait-il rejoint la Russie ?
“Je n'ai jamais trahi mon pays. Mon intention en venant ici était seulement de gagner ma vie”, affirme-t-il dans la vidéo publiée récemment.
Début juin, il avait aussi partagé une vidéo sur Facebook, dans laquelle il défendait cette même version, et pointait du doigt la réaction de ses détracteurs et la corruption des autorités.
“Ceux qui sont occupés à voler l'argent du peuple sont protégés. Ceux qui essaient de gagner de l'argent dehors avec leur passion et leurs propres compétences sont harcelés”, dénonçait-il.
Quatre jours après la publication de la vidéo, le commandant du corps des marines a affirmé que Satria Arta Kumbara était parti en Russie parce qu’il était endetté. Il dit soupçonner que l’homme ait emprunté de l’argent pour “financer son style de vie hédoniste”, puis aurait commencé les jeux d’argent pour rembourser ses dettes, sans succès. Nous n’avons pas été en mesure de confirmer ces déclarations.
Les raisons qui ont poussé le militaire à souhaiter rentrer sont par ailleurs floues. “Peut-être qu’il n'a pas reçu assez d'argent. La situation sur le front empire également”, conjecture Radityo Dharmaputra, directeur du Centre d'études européennes et eurasiennes de l'université indonésienne Airlangga.
Controverse sur la question de la citoyenneté
Désormais, c’est la question de l’avenir du soldat qui agite la société indonésienne.
“La citoyenneté indonésienne signifie tout pour moi et n'a pas de prix”, affirme Satria Arta Kumbara dans la vidéo devenue virale, demandant l’aide du président de la République indonésien, du vice-président, et du ministre des Affaires étrangères.
Dès mai 2025, le ministre de la Justice avait confirmé que l’enrôlement de Satria Arta Kumbara en Russie était synonyme de perte de sa citoyenneté indonésienne. Le soldat, lui, affirme ne pas avoir été au courant de ce mécanisme.
“Pour certaines personnes, il est parfaitement acceptable d'aller se battre en Russie”
Le débat sur la réponse à apporter est “polarisé” dans le pays, souligne Radityo Dharmaputra.
Il explique que si de nombreux universitaires et acteurs du milieu militaire ont souligné que le soldat avait enfreint la loi, celui-ci a toutefois bénéficié du soutien d’une partie importante du grand public :
“Le problème, c'est qu'en Indonésie, il est très difficile de trouver du travail. La situation n'est plus aussi bonne qu'il y a quelques années. Les salaires dans l’armée sont aussi assez bas, et c’est un problème pour beaucoup d’emplois.
Donc je ne suis pas surpris que s'il y a une offre de l'étranger proposant de l'argent pour travailler, il l'accepte. (...) Il y a des Indonésiens qui veulent partir à l'étranger juste pour avoir une vie meilleure, plus d'argent qu'ils peuvent envoyer à leur famille.
Il faut comprendre que la façon dont [le soldat] a présenté la situation résonne parfaitement avec la situation indonésienne, notamment sur la question de la corruption. Certains Indonésiens estiment que son discours est acceptable. Ils se disent : ‘Il n'y a pas d'emploi en Indonésie. Il a trouvé un emploi, a été payé, et maintenant il a perdu sa citoyenneté, alors que tous ces fonctionnaires que nous détestons vraiment sont toujours en sécurité.’
Il y a beaucoup de gens qui, s'ils ne le soutiennent pas directement, critiquent le gouvernement ou ceux qui le condamnent.”
Dans les commentaires publiés sous ses vidéos TikTok, de nombreux utilisateurs félicitent d’ailleurs le soldat, ou demandent des informations pour suivre sa voie.
“Beaucoup d'Indonésiens ont une tendance à être anti-occidentaux”
Ce soutien d’une partie de l’opinion publique s'inscrit aussi dans le cadre d'un appui plus large d'une frange de la population indonésienne envers la Russie dans le conflit ukrainien, explique Radityo Dharmaputra :
“Premièrement, ce soutien s'explique par l'histoire de l'Union soviétique et de l'Indonésie pendant la Guerre froide. Les Indonésiens ont toujours perçu l'Union soviétique, et par extension la Russie, comme des amis ayant aidé leur pays.
Ensuite, beaucoup d'Indonésiens ont une tendance à être anti-occidentaux, et comme la Russie se présente comme une grande puissance anti-occidentale, beaucoup d’entre eux lui sont favorables.
Poutine est aussi très populaire. L'idée d'un leader fort résonne beaucoup en Indonésie. Et puis les événements du 7 octobre 2023 à Gaza, combinés à la déclaration initiale de Zelensky soutenant Israël, ont détourné beaucoup d’Indonésiens de leur soutien à l'Ukraine.”
Les récentes informations sur le mode de vie de Satria Arta Kumbara pourraient toutefois provoquer un changement de l’opinion publique, estime le chercheur. Les jeux d’argent en ligne sont théoriquement interdits en Indonésie, mais leur popularité a été croissante récemment, résultant en une série d’incidents et poussant le gouvernement à agir.
Réponse en suspens
Suite à la diffusion de la vidéo, plusieurs autorités ont semblé ne pas vouloir prendre part à ce débat.
La marine indonésienne a déclaré que Satria Arta Kumbara ne faisait plus partie des forces armées du pays, ajoutant qu’elle ne répondrait pas à la demande de Satria et respecterait la décision de 2023.
Le ministère des Affaires étrangères a lui fait savoir qu’il continuait à “surveiller les allées et venues de la personne concernée et de communiquer avec elle" et que la question relevait de l'autorité du ministère de la Justice. Un ministère qui a affirmé que la seule manière de retrouver la citoyenneté dans ce cas était de “soumettre une demande de citoyenneté au président”.
Quoi qu’il en soit, les autorités ont appelé les Indonésiens à ne pas suivre l’exemple de Satria Arta Kumbara. “Nous espérons que tous les citoyens feront preuve d'une plus grande prudence lorsqu'ils recevront des propositions pour rejoindre [les armées d'autres pays]”, a souligné le chef du bureau d'information du ministère de la Défense.