Fronde anti-Tesla en Amérique : «Les Démocrates se sentent trahis par Musk, vu jadis comme un sauveur écolo»

Elizabeth Sheppard Sellam est enseignante à l’Université de Tours, chercheur en relations internationales et en civilisation américaine. Elle intervient régulièrement sur LCI.


LE FIGARO.- La semaine dernière, CNN et Fox ont couvert en intégralité le rapatriement sur Terre - à l’aide de Space X - des deux astronautes bloqués dans la Station spatiale internationale. La chaîne de gauche MSNBC, elle, n’a pas interrompu ses programmes pour une édition spéciale. Ce phénomène est-il révélateur de l’ampleur de la polarisation des médias aux États-Unis ?

Elizabeth Sheppard Sellam.- Cette polarisation est évidente, Fox News et MSNBC la représentent. Ce phénomène préexiste largement à l’événement de la Station spatiale. Les premières études sur le sujet remontent à l’introduction de Fox News, à la fin des années 1990, dans certaines circonscriptions qui ont dès lors vacillé vers la droite. Cette polarisation, néanmoins, s’est accentuée avec le premier mandat de Trump, et davantage avec l’arrivée de Musk au second mandat. Elon Musk disposait de plus d’une image publique préexistante, donnant une dimension encore plus abrasive à ces antagonismes. À une époque, Fox News était sur une ligne républicaine plus traditionnelle, d’ailleurs, à laquelle le Wall Street Journal est resté fidèle, bien qu’également détenu par Rupert Murdoch.

Cela étant, remarquons qu’aussi contestable que soit Trump, l’accroissement de la polarisation s’explique également par le comportement démocrate. Ce parti est passé de Bill Clinton, dernier président à avoir présenté un budget équilibré, en étant proche du milieu de la finance, à une ligne plus extrémiste. Dès que le centrisme a quitté les deux grands partis et en l’absence d’une troisième possibilité, vous aboutissez de fait à un débat politique des plus polarisés.

La représentante démocrate du Texas Jasmine Crockett a suscité une polémique ce week-end. Elle a semblé légitimer la violence à l’encontre des concessionnaires Tesla tout en se moquant de la paraplégie du gouverneur du Texas, Greg Abbott. Les Démocrates, politiques comme médias, ont-ils tendance à se « radicaliser » et à adopter une forme de sectarisme ?

Le Parti démocrate n’a jamais été représentatif d’une gauche européenne. Il n’a jamais été anticapitaliste, ce n’est pas le genre des Américains ! En revanche, il est vrai qu’il y a une fronde, incarnée par AOC et Crockett - mais dont les effectifs ont été réduits après les dernières élections -, qui se prétend représentative de la jeunesse en étant aussi extrême que la droite MAGA. Ce discours est inaudible pour tous les électeurs du milieu. La particularité de la radicalisation à gauche est que le public initial de ce parti, la classe travailleuse ou ouvrière, s’est mis à préférer le Parti républicain. Dans le même temps, le Parti démocrate s’est focalisé sur des sujets trop extrêmes pour sa base. Le discours sur le transgenrisme n’est pas nécessairement la préoccupation centrale de l’Américain syndicalisé et docker.

Musk adhère de plus en plus à l’idée selon laquelle les élites technologiques, comme lui, devraient fixer les règles. Mais son virage à la droite de la droite étant lié à son histoire personnelle, les Démocrates ont d’autant plus désapprouvé ses positions antiwoke

Elizabeth Sheppard Sellam

Il y a encore un an, les Démocrates louaient Elon Musk en tant qu’icône verte avec ses véhicules électriques. Il semble aujourd’hui l’incarnation du diable sur Terre. Est-ce uniquement dû à son virage pro-Trump ?

Son virage pro-Trump était en partie personnel. Il était à l’époque soutien de la gauche, progressiste et écolo, c’est-à-dire toutes les bonnes choses qu’aiment les Démocrates - sans pour autant que les Américains aient jamais considéré l’écologie avec autant de sérieux qu’on puisse l’envisager en Europe. Or il s’est avéré que le fils de Musk est transgenre. Il s’est radicalisé pour cette raison vers 2022, pensant son enfant endoctriné par la gauche «woke». Dès lors, il s’est entouré de penseurs ultra-conservateurs comme Curtis Yarvin ou Nick Land, issus de ce qu’on appelle le «Dark Enlightenment», un courant qui rejette la démocratie libérale au profit d’un pouvoir technocratique et autoritaire. Musk adhère de plus en plus à l’idée selon laquelle les élites technologiques, comme lui, devraient fixer les règles. Mais son virage à la droite de la droite étant lié à son histoire personnelle, les Démocrates ont d’autant plus désapprouvé ses positions antiwoke. Pour des individus qui le voyaient comme le grand sauveur écolo, cette dimension a envenimé l’antagonisme naissant.

En parallèle, des phénomènes de dégradation de Tesla se multiplient, avec des internautes qui se filment sur les réseaux sociaux en train de rayer ces voitures avec leurs clefs. La polarisation politique est telle que le FBI, à la demande de l’administration, se demande si ces actes peuvent être catalogués au rang de «terrorisme domestique». Cela n’a évidemment aucun sens, il s’agit de vandalisme et de sabotage... Mais n’oublions pas que Trump également fut démocrate ! En dehors de leurs marges, ainsi, Démocrates et Républicains sont en réalité assez proches idéologiquement. Musk, lui, s’inscrivait avant même son retournement trumpiste dans un rapport de conflictualité avec la Californie - en particulier à l’égard de son régime fiscal. D’ailleurs, un certain nombre des «Tech Bros» avait déjà entamé un mouvement d’exil vers le Texas.

Les ventes de Tesla ont plongé de 49 % en un an en Europe. Le virage pro-Trump de Musk risque-t-il de le défavoriser chez les potentiels acheteurs de voitures électriques, qui ne sont sociologiquement pas des conservateurs ?

Sur la situation américaine, il faut dire qu’acheter une voiture électrique aux États-Unis représente en tant que tel un acte militant - les infrastructures sont si maigres que pareille décision n’a presque aucun sens. Mais il reste vrai que ses actions pourraient sérieusement mettre en danger son commerce. Les actionnaires ne vont-ils pas finir par exiger sa démission ? On pourrait écrire tout un livre sur les incohérences tant de Trump que de Musk. Dans une autre dimension, ils critiquaient par exemple à raison Hilary Clinton lorsqu’elle avait conservé des informations classifiées sur un serveur privé, pour qu’en définitive ils en fassent de même sur Signal... En outre, les retombées de leurs actions sont multiples : en Europe, on se retrouve à boycotter Coca-Cola, alors qu’il s’agit de filiales franchisées qui, pour l’essentiel, produisent localement. Il faut surtout espérer que cette polarisation ne s’exporte pas en France où l’on a aussi vu des politiques passer d’un extrême à l’autre. Ce phénomène est néfaste : en définitive, il a conduit Trump à trahir ses promesses de campagne essentiellement centrées sur l’économie.