Le 9 septembre, au petit matin, des têtes de cochon ont été découvertes devant neuf mosquées de la région parisienne. Certaines portaient la mention "Macron" inscrite au feutre, compliquant ainsi l'interprétation. Les suspects, quant à eux, ont vite franchi la frontière avec la Belgique. Un agriculteur normand signalera par la suite que deux personnes étaient venues lui acheter une dizaine de têtes de cochon, et que la plaque d'immatriculation de leur véhicule était serbe. Ce même moyen de transport a été identifié sur des images de vidéosurveillance tournées près de la rue Oberkampf, à Paris. Le parquet de Paris ajoute que les suspects auraient utilisé une ligne de téléphone croate.
Au regard de tous ces éléments, l'opération est aujourd'hui considérée comme un acte d'ingérence étrangère, visant à amplifier les tensions sociales qui traversent la France. Mains rouges au mémorial de la Shoah, cercueils déposés devant la tour Eiffel... Plusieurs actions suspectes ont déjà été commises en France depuis le début de la guerre russe en Ukraine, et la série s'allonge au fil des mois. Mais quel lien établir entre un câble sectionné dans la Baltique, une manifestation à Roanne et un incendie dans un centre de tri postal en Pologne ? C'est l'objectif d'un projet développé depuis plusieurs mois par des chercheurs afin de cartographier "la stratégie de déstabilisation de l'Europe", selon les termes de Kevin Limonier, professeur à l'Institut français de géopolitique et directeur adjoint du centre Géode.
Des acteurs institutionnels et privés
L'attribution de ces événements relève parfois du simple soupçon, quand un événement a été commenté par des acteurs politiques, et qu'il est entré dans le débat public. Cela concerne par exemple la découverte de cercueils près de la tour Eiffel, en juin 2024, ou des tags d'avions en forme de cercueil, en juillet de la même année.
D'autres ingérences sont en revanche prouvées. C'est le cas des tags d'étoiles de David découverts à l'automne 2023, une opération orchestrée par un service du FSB, le renseignement intérieur russe. En mars dernier, la Fondation contre l'injustice, une ONG factice liée au renseignement russe, avait prétendu qu'un "escadron de la mort" opérait pour le compte de l'Elysée, et qu'il avait été confié à l'ancien conseiller Alexandre Benalla, relate le site Intelligence Online. Autre exemple, en janvier 2024, le ministère des Affaires étrangères russe avait assuré que plusieurs dizaines de mercenaires français avaient été tués lors d'une frappe menée à Kharkiv, mais il n'en a plus jamais été question.
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La cartographie des chercheurs permet notamment de rendre compte de la complexité des acteurs engagés dans ces actions clandestines et hybrides. Car "la Russie, ça ne veut rien dire en tant que tel", résume Kevin Limonier, en soulignant la pluralité des acteurs institutionnels. Le Kremlin, le renseignement militaire, le renseignement civil et le ministère des Affaires étrangères – pour ne citer qu'eux – ne poursuivent pas toujours les mêmes objectifs, et ils n'ont pas nécessairement les mêmes modes d'action ou les mêmes territoires d'influence.
"Le FSB [sécurité intérieure] a plutôt une aire d'action sur la Russie et les anciennes républiques soviétiques, mais il peut entrer en concurrence avec d'autres services", fait valoir le chercheur. "Les renseignements extérieurs (SVR) misent davantage sur l'infiltration sur le temps long, avec l'envoi de clandestins pour dix ou quinze ans, tandis que le renseignement militaire (GRU) mène davantage des coups d'éclat", via notamment des recrutements sur place, pour des missions données.
Les acteurs privés et les entrepreneurs d'influence ont également pris une place croissante. Kevin Limonier cite le cas de la Social Design Agency (SDA), une agence de communication devenue l'une des principales officines d'opérations d'ingérence informationnelle en Europe.
Elle est aujourd'hui soupçonnée d'avoir joué un rôle dans l'affaire des étoiles de David peintes sur des murs à Paris, en octobre 2023. "La SDA n'est pas reliée directement aux ministères ou aux composantes de l'Etat. L'argent transite par des organisations autonomes à but non lucratif (ANO), comme Dialog ou l'Institut pour le développement d'internet'", qui font office de commanditaires. Ce qui permet d'échapper aux marchés publics. "L'ingérence informationnelle est devenue un business à Moscou", résume Kevin Limonier.
S'il est difficile de quantifier les effets des opérations d'ingérence informationnelle, ces actions clandestines relèvent "d'une forme de harcèlement par des actions 'sous le seuil'" du conflit ouvert, poursuit l'universitaire. "Les histoires d'étoiles de David, de cercueils, de têtes de cochon devant des mosquées, bien sûr, sont rapidement débunkées. Mais si vous répétez des dizaines de fois cette action qui a l'air absolument idiote, cela peut finir par produire un résultat."
Des relais du narratif russe sur le sol français
Enfin, outre les institutionnels et les acteurs privés, Kevin Limonier a identifié un troisième niveau, celui des relais locaux. Ces organisations entretiennent des liens plus ou moins directs avec l'Etat russe ou des entreprises. L'association SOS Donbass, installée à Pau (Pyrénées-Atlantiques), a bénéficié du soutien de l'ambassade russe à Vienne – le chercheur qualifie la capitale autrichienne de "tour de contrôle des services de renseignement russe en Europe". Cette organisation a notamment organisé plusieurs manifestations, en petit comité, devant les sites du groupe d'armement Nexter, à Tarbes (Hautes-Pyrénées) et Roanne (Loire). Officiellement pour dénoncer les livraisons d'armes à l'Ukraine, pourtant confrontée à l'invasion des forces russes.
Vincent Perfetti, président de SOS Donbass, dit avoir effectué ses premiers voyages à Donetsk en 2016, aux côtés des séparatistes appuyés par l'armée russe. L'agenda politique de certains acteurs peut trouver un écho dans les narratifs produits par les médias russes extérieurs (Sputnik, RT...), qui pointent le supposé néocolonialisme français. "En Corse, les milieux nationalistes ont longtemps parlé d'Etat colonial pour parler de l'Etat français", relève ainsi Kevin Limonier. Une (modeste) section corse des Loups de la nuit, mouvement paneuropéen de motards pro-Poutine, a été créée en début d'année.
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Ces relais locaux peuvent simplement exprimer des convictions personnelles, mais également saisir une opportunité dans leur agenda politique. "L'un des moteurs des narratifs stratégiques russes à l'égard de la France, c'est de pointer le néocolonialisme" dont ferait preuve le pays, souligne Kevin Limonier. "En Afrique francophone, par exemple, les centrales médiatiques russes qui généraient du contenu (Sputnik, RT) ont su produire des narratifs qui allaient dans ce sens." L'Azerbaïdjan, lui aussi, joue beaucoup sur ce narratif. Au point d'avoir créé un Groupe d'initiative de Bakou regroupant des indépendantistes néo-calédoniens, corses, guadeloupéens...
La France est un terrain prisé pour les actions de déstabilisation, avec 43 actes recensés par le projet Cassini, du simple soupçon à la preuve. Cela s'explique parce que notre pays – puissance nucléaire et militaire – est pris au sérieux par la Russie, estime Kevin Limonier. Paris produit également "le récit d'autonomie stratégique le mieux articulé", poursuit le chercheur. Or, pour les Russes, "l'UE devient un danger à partir du moment où elle prend conscience de son poids et de son rôle géopolitique, et qu'elle devient autre chose qu'un simple marché commun". L'objectif de Moscou est d'obtenir une "finlandisation" de l'Europe, "sans volonté stratégique propre et sans capacités d'exister de manière souveraine".
Les brouillages GPS et réseau, ingérence la plus répandue
Il n'y a pas encore eu d'exemple de sabotage en France, si ce n'est la cyberattaque commise contre un moulin à Courlandon (Marne), en mars 2024. Cette action a simplement entraîné une hausse du cours d'eau de vingt centimètres. Les auteurs, visiblement, ont confondu le moulin avec le barrage voisin de Courlon-sur-Yonne (Yonne), qui régit le cours de la rivière à cet endroit. L'attaque a été revendiquée par la "Cyber Army of Russia Reborn" (PCA) et "Sandworm", deux collectifs de hackers. L'Agence française de sécurité informatique (Anssi), dans son panorama annuel de la cybermenace, avait cité PCA parmi les "groupes hacktivistes ayant un faible niveau de technicité" mais "une forte capacité à médiatiser leurs activités".
Les chercheurs ont mis de côté les incursions de drones, de sous-marins et d'avions russes dans l'espace aérien des pays européens. "Cela fait plutôt partie de ce qu'on appelle le signalement stratégique, avec un Etat qui se signale de manière très claire auprès d'un adversaire ou d'un partenaire", justifie Kevin Limonier. "C'est l'action directe des forces armées et ce n'est plus trop le domaine des actions clandestines et hybrides." De même, la question des cyberattaques relève davantage de la cyber threat intelligence (CTI), tant il est malaisé de distinguer les actions de déstabilisation de celles lancées par des groupes criminels opportunistes, à la recherche de rançons.
A l'échelle de l'Union européenne, les brouillages GPS et réseau représentent aujourd'hui l'ingérence la plus étendue sur le territoire. L'aéroport de Tartu, en Estonie, doit régulièrement modifier les plans de vols et il est impossible d'utiliser sa carte bancaire dans certains villages frontaliers, car les terminaux ne fonctionnent pas. Un vol transportant la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a récemment été privé de données GPS à l'approche de Plovdiv (Bulgarie), mais le Premier ministre bulgare, Rossen Jeliazkov, a préféré calmer le jeu. "Ces perturbations ne sont pas classées comme des menaces hybrides ou cyber, a-t-il fait valoir. Il n'y a rien d'inhabituel à cela : malheureusement, c'est l'une des conséquences de tels conflits militaires."