Mort de Jean Pormanove : « Que devient la dignité humaine à l’ère du numérique ? »

Anaële Maman est chroniqueuse sur Europe 1, réalisatrice et chargée d’enseignement en droit à la Sorbonne. 


Faut-il attendre que les victimes décèdent pour que la société et ses représentants prennent la mesure de la culture de la violence qui ronge notre époque ? Au lendemain de la mort de Jean Pormanove, qui devrait éprouver le plus de honte ? Les harceleurs qui l’ont maltraité pendant des mois ? Les geeks qui prenaient un plaisir monstre à mater à distance ces sévices inhumains ? Ou tous ceux qui ont reçu de nombreux signalements et qui n’ont su riposter à l’échelle de la gravité de la situation ? La question peut se reformuler autrement : comment est-il possible que le harcèlement d’un homme vulnérable par une bande de comparses cruels devienne un spectacle, qui plus est sur Kick, une plateforme de streaming qui devait son succès à son absence de modération ?

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Comme chaque fois que la violence se déchaîne sur des supports «virtuels», certains s’élèvent pour accuser les écrans, les jeux vidéo ou les réseaux sociaux. Mais tout réduire à la technologie, dans cette affaire, est une diversion. Une gigantesque stratégie pour excuser les pulsions inhumaines qui ont trouvé ce canal pour se déchaîner. Il y a, je crois, un aspect véritablement pornographique dans l’affaire Pormanove : une pornographie du mal et de l’humiliation. Que disaient les «fans» des vidéos où ce streamer était persécuté ? Que ça les faisait rigoler à coup de «mdr» et de «xd», certes. Mais surtout que ça leur donnait du plaisir. Que ça les soulageait. J’ai même découvert un internaute affirmant que, grâce au visionnage du supplice de Pormanove, il avait retrouvé le sourire après une dépression. Tous ces gens parlent un langage précis : celui de la jouissance. Devant les coups qui pleuvaient sur ce pauvre streamer, devant ce phénomène Hunger Games qui prenait place dans la réalité, ils ressentaient quelque chose d’analogue au sommet du sadisme.

Arrêterons-nous de regarder Squid Game ? Ressentons-nous de la culpabilité, au moins, d’être friand de ce genre de contenus, violent et morbide, scandaleux et en même temps si divertissant ?

Ces streameurs de l’enfer ont rendu grand public ce que permettait le Darknet en cachette, l’accès pour tout le monde – ou plutôt pour n’importe qui – aux red rooms de la méchanceté. Elles sont désormais à la portée de tous, vous pouvez aujourd’hui admirer en direct le supplice d’un homme. Leur spectacle était simple à résumer : il s’agissait de transformer un homme en véritable jouet. En marionnette humaine. En pantin de chair et d’os, comme dans ce fameux film où Pierre Richard est traité de la sorte par un enfant capricieux. Sauf qu’ici, les barbares cassent leur jouet. Ils infligent à leur souffre-douleur une descente aux enfers. Celle-ci fut lente et douloureuse, humiliante et déshumanisante, et pourtant réelle et rémunératrice. Car c’est avec ces coups et ces cris, que ces streameurs se payent leur vie, le luxe de vivre sur le déshonneur de soi, de s’afficher bourreaux et d’en être fiers. Ils sont des modèles ou du moins des influenceurs pour une certaine jeunesse. Qui a jubilé de ce divertissement morbide.

L’arène n’a pas disparu avec les siècles. La joie mauvaise des spectateurs du Colisée s’est seulement transformée dans notre modernité. Devenue gratuite, anonyme et privée, elle s’est invitée chez les contemporains, dans leur intimité. Mais n’a-t-elle pas décuplé ? C’est la question que je me pose en constatant que les spectateurs du supplice de Pormanove encourageaient ses «amis» à redoubler de cruauté, demandant sans cesse à ce que cette téléréalité 3.0 gagne toujours plus en intensité. «Continuez !», pourrons-nous entendre dans un de ces extraits … Voix perverse, pulsion salace, intention maudite… Esprit sain, dans une plateforme saine faudrait-il dire aujourd’hui...

Mais pour autant, arrêterons-nous de regarder Squid Game  ? Censurerons-nous Alice in Borderland aux prochaines saisons ? Ressentons-nous de la culpabilité, au moins, d’être friand de ce genre de contenus, violent et morbide, scandaleux et en même temps si divertissant ? Car oui, dans la vraie vie, cette idée ne nous traverserait jamais l’esprit, on en serait totalement effaré… Et pourtant, ces jeux se retrouvent à exister sur des plateformes accessibles à des gamins.

Ce qui nous échappe, c’est ce déséquilibre et cette fracture qui se créent entre le réel et le numérique, au fur et à mesure que ce dernier s’installe insidieusement dans nos vies… Comment se fait-il qu’une personne de petite taille ne puisse pas être lancée en spectacle (alors même qu’elle y consent et qu’elle est rémunérée) au nom de la «dignité humaine» alors qu’on laisse des dépravés abattre des hommes en live, sous le seul prétexte qu’il y aurait «consentement» des victimes ? L’emprise psychologique n’était-elle pas flagrante, pourtant ? On voyait un homme réduit, aliéné à ses persécuteurs, forcé de répéter qu’il «consentait», alors qu’il les suppliait sans cesse d’arrêter leurs sévices. Est-ce suffisant pour dire qu’il était «d’accord» avec la situation ? Et quand bien même il l’aurait été, n’est-ce pas précisément le rôle du droit et de l’éthique de rappeler que certains spectacles, humiliants ou indignes, ne peuvent jamais être tolérés, parce qu’ils portent atteinte au principe même de dignité humaine ? C’est pour cette raison que l’arrêt Morsang-sur-Orge a interdit le lancer de nains : le consentement ne suffit pas à justifier l’avilissement. Dans cette même logique, la simple existence de ces vidéos aurait dû conduire immédiatement au bannissement de leur chaîne par la plateforme Kick. Car hésiter à trancher là-dessus, c’est déjà être atteint par une forme de démence insidieuse, psychiatriquement impactée par ces contenus qui, à force de banalisation, risquent de devenir contagieux.

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Jouet vivant, pantin de tous les regards, Raphaël Graven a été déshumanisé. Une vie terminée, à l’image d’une vie épuisée sur GTA. L’humiliation a duré autant de son vivant qu’au moment de sa mort, filmée en direct lorsque ses camarades tentaient de le réveiller en lui jetant une bouteille au visage, le tout sous le regard de milliers d’internautes. Alors, quitte à chercher l’occasion d’un sursaut dans ce drame sordide, il serait enfin temps que ce énième harcèlement au grand jour ne déclenche pas seulement une vague de buzz, mais qu’il engendre un mouvement de prise de conscience collective devant ce véritable fléau qu’est le mariage entre le voyeurisme anonyme et la barbarie.