Procès des geôliers d'ex-otages français : comment des journalistes, dont Nicolas Hénin, ont identifié le jihadiste Mehdi Nemmouche comme leur tortionnaire

Quand Didier Francois, Edouard Elias, Nicolas Hénin et Pierre Torres débarquent sur le tarmac de la base aérienne de Villacoublay (Yvelines), le 20 avril 2014, ils ont le sourire aux lèvres et des larmes dans les yeux. Accueillis par François Hollande et Laurent Fabius, son ministre des Affaires étrangères, ils rentrent en France après dix mois de captivité en Syrie aux mains du groupe Etat islamique. Les quatre journalistes ont partagé leur détention avec deux humanitaires de l'ONG Acted, l'Italien Federico Motka et le Britannique David Haines, ainsi que le journaliste espagnol Marcos Marginedas Izquierdo, enlevés également en 2013. Tous les otages ont survécu, sauf David Haines, exécuté le 13 septembre 2014.

Près de onze ans plus tard, le procès de cette affaire s'ouvre, lundi 17 février, devant la cour d'assises spéciale de Paris. Les débats doivent durer cinq semaines. Cinq hommes, dont Mehdi Nemmouche, auteur de l'attentat du Musée juif de Bruxelles, Abdelmalek Tanem et le Syrien Kais Al-Abdallah, comparaissent pour séquestration, actes de torture et de barbarie en bande organisée et en relation avec une entreprise terroriste, ou complicité. Les deux autres accusés sont jugés par défaut car présumés morts : Salim Benghalem, considéré comme le chef de détention, et le Belge Oussama Atar, chargé de la gestion des otages, par ailleurs condamné à la perpétuité pour avoir commandité les attentats du 13-Novembre.

Un déclic en apprenant son arrestation

Pour comprendre les enjeux de ce procès, il faut remonter au 24 mai 2014, soit un peu plus d'un mois après le retour sur le sol français des quatre journalistes. Ce jour-là, dans le hall du Musée juif de Bruxelles, un individu tire à plusieurs reprises avec une Kalachnikov. Quatre personnes sont tuées. L'auteur de l'attaque, le visage dissimulé sous une casquette, s'enfuit à pied. Un appel à témoins est lancé et la piste terroriste privilégiée. Six jours plus tard, un suspect est interpellé par les douanes à Marseille, à la gare routière Saint-Charles, alors qu'il se trouvait dans un autocar en provenance d'Amsterdam via Bruxelles. Son identité et son portrait sont révélés dans les médias : il s'agit de Mehdi Nemmouche, un jihadiste français parti en Syrie fin 2012.

Quand Nicolas Hénin voit son visage, un déclic se produit. Le journaliste décroche son téléphone, le 2 juin 2014, pour appeler la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Il assure que Mehdi Nemmouche n'est autre que "Abou Omar", l'un de ses geôliers en Syrie. Une information judiciaire est ouverte le 23 juillet 2015. Commence une enquête longue, minutieuse et surtout complexe, car 100% des faits sont commis à l'étranger, dans un pays alors totalement inaccessible.

"Abou Omar" trahi par sa voix

Les enquêteurs retracent d'abord les circonstances des enlèvements. Didier François, grand reporter à Europe 1, et Edouard Elias, jeune photojournaliste, sont kidnappés le 6 juin 2013 dans les environs d'Alep, où ils s'étaient rendus pour investiguer sur l'utilisation d'armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad. Sur la route, leur voiture est bloquée par cinq hommes armés, qui les forcent à monter dans un fourgon. Seize jours plus tard, Nicolas Hénin, spécialiste du Moyen-Orient, qui travaillait régulièrement depuis dix ans pour Arte et Le Point, est enlevé en pleine rue à Raqqa. Le photographe Pierre Torres, qui l'accompagnait, disparaît le même jour, trois heures après. Tous les quatre se retrouvent détenus à l'hôpital ophtalmologique d'Alep – ils seront par la suite emmenés dans cinq autres lieux de détention, où ils subiront des actes de torture. Nicolas Hénin n'est pas le seul à reconnaître Mehdi Nemmouche comme l'un des geôliers : Pierre Torres, Didier François, Edouard Elias, Federico Motka et Marcos Marginedas l'identifient aussi au son de sa voix.

Au cours de l'enquête, des confrontations entre les journalistes et les jihadistes mis en cause sont organisées. Mais le face-à-face le plus marquant a lieu le 7 février 2019, devant la cour d'assises de Bruxelles. Mehdi Nemmouche est alors jugé pour l'attentat du Musée juif, des faits pour lesquels il est condamné à la perpétuité. Didier François et Nicolas Hénin sont entendus comme témoins. "Mehdi Nemmouche était bien l'Abou Omar qu'on a connu en Syrie", confirment-ils face à la presse, en marge de l'audience. "Quand on lui a raconté la façon dont il se présentait lorsqu'il venait nous voir, en disant 'Ah mon petit Didier' pour s'adresser à Didier François, ça l'a fait rigoler et à ce moment-là, il s'est trahi lui-même", détaille Nicolas Hénin sur franceinfo.

"Le visage qui restait impassible depuis le début du procès a parlé pour lui."

Nicolas Hénin, ancien otage

sur franceinfo

Les témoignages des anciens otages sont décisifs pour identifier les suspects. En parallèle, Mehdi Nemmouche, Kais Al-Abdallah et Abdelmalek Tanem sont interrogés de nombreuses fois par les juges d'instruction. Tous contestent les faits. Abdelmalek Tanem soutient n'avoir jamais été un geôlier du groupe Etat islamique et prévoit de s'exprimer pendant le procès, affirme à franceinfo son avocate Noémie Coutrot-Cieslinski. 

De son côté, le tueur du Musée juif de Bruxelles, convoqué à dix reprises en six ans, a fait valoir son droit au silence "à tous les stades de la procédure". Les juges d'instruction accusent néanmoins le Français originaire de Roubaix (Nord), aujourd'hui âgé de 39 ans, d'avoir commis un "ensemble de sévices physiques et psychologiques" et "de violences particulièrement cruelles", telles que la "privation de nourriture et de soins" ou des "simulacres d'exécution, de mises en position dégradantes et de menaces".

Un procès pour "obtenir des réponses"

"C'est le procès qui, dix ans plus tard, va mettre en évidence l'extrême violence de l'organisation Etat islamique et de ses membres, dont certains seront dans le box des accusés, qui ont commis des attentats sur le territoire européen, mais qui avaient commencé par enlever, séquestrer et torturer des journalistes et des humanitaires, ainsi que beaucoup de Syriens", analysent Clémence Witt et Jeanne Sulzer, les avocates de Nicolas Hénin, interrogées par franceinfo.

Cette fois, jusqu'à quel point Mehdi Nemmouche gardera-t-il le silence ? "Je pense l'avoir convaincu de s'exprimer, affirme son avocat Francis Vuillemin. Quand la figure centrale d'un procès se tait, c'est mauvais pour tout le monde, donc je lui ai dit qu'il était fondamental de parler."

"Je ne dis pas qu'il sera prolixe, mais il ouvrira la bouche."

Francis Vuillemin, avocat de Mehdi Nemmouche

à franceinfo

Selon lui, l'accusé assume "être jihadiste". "C'est son histoire, sa vie. Il était soldat dans le désert, tout le temps sur le champ de bataille. Il a participé aux combats d'abord avec Jabat Al-Nosra puis avec le groupe Etat islamique, ce n'est en aucun cas un gardien de prison", assure l'avocat. "Les quatre Français le reconnaissent surtout à l'oreille, c'est fragile, et leurs déclarations sont évolutives dans le temps", estime Francis Vuillemin.

De son côté, Nicolas Hénin attend "un procès digne et équitable" et souhaite avant tout "obtenir des réponses à ses questions", d'après ses avocates. "Il veut être présent et il a conscience de ce que cela implique, cela fait longtemps qu'il se prépare", soulignent-elles. La confrontation entre le journaliste et les accusés derrière leur box vitré s'annonce comme un moment de grande intensité. "Je sais que [ce procès] aura aussi des moments de violence en nous confrontant au pire. (...) Ce procès fera violence à ma pudeur, me contraignant à partager publiquement des souffrances intimes", écrit Nicolas Hénin dans une tribune publiée le 10 février dans Le Monde. "Une chose que vous ne prendrez pas, je peux vous le promettre, c'est ma dignité", conclut-il.