La masse bétonneuse gît au cœur de Saint-Nazaire, battue par la pluie, mordue par la mousse, noircie par les pollutions, fissurée par les années. Cette immense structure d’apparence décatie, étendue le long du bassin portuaire, abritait il y a plus de 80 ans une base sous-marine nazie, dont témoignent encore de discrètes bribes de camouflage et quelques inscriptions allemandes tracées à la peinture noire. Un héritage ambivalent, préservé et réinventé tant bien que mal par la ville de Saint-Nazaire.
Comptant parmi les cinq bases sous-marines allemandes construites en France pendant la Seconde Guerre mondiale, le complexe fortifié de Saint-Nazaire a mal vieilli. Les crachins de janvier ont mis au jour les sérieux problèmes d’étanchéité dont souffre le bâtiment. Si les épaisseurs de béton protègent encore du vent et de la pluie, des infiltrations d’eau ruissellent inlassablement le long des alvéoles.
«Dans la base, il ne s’arrête de pleuvoir qu’un jour ou deux après la fin des intempéries», décrit Mathieu Rodrigues de Oliveira, en balayant de sa lampe torche les recoins les plus caverneux et humides de cet écosystème en microcosme. «On a cessé de compter les fissures. Il y en a tellement, qu’une infiltration à un endroit donné du toit peut rejaillir tout à fait autre part», poursuit le chargé de médiation, fin connaisseur des moindres recoins du site octogénaire. Les infiltrations ne sont d’ailleurs pas le seul problème qui plane sur le bâtiment.
Du lieu de mémoire au site culturel
L’effritement du béton rend par endroits apparent le squelette métallique de la structure, à l’instar de plaies béantes dans les murs. Pour prévenir tout accident, des campagnes de purges préventives sont organisées par les agents de la ville ; par mesure de précautions, des filets ont été également posés au-dessus des passages bas entre les alvéoles. Des ouvriers en gilets orange fourmillent d’un point à l’autre de la base. Des rats se faufilent occasionnellement entre leurs jambes. «Il y a de la vie, ça, c’est sûr !», rigole un contremaître, en laissant passer un rongeur. Les maux de la base ne disparaissent pas en prenant de la hauteur. Les ascenseurs modernes, installés en 2007, sont hors d’état. La cage d’escalier intérieure est régulièrement squattée. Et sur le toit panoramique, la stagnation des eaux de pluie a créé le début d’un petit marais, près d’une section arborée. Autrement dit, la base sous-marine prend l’eau et dépérit.
Un comble pour un bâtiment qui a survécu à l’enfer d’une guerre mondiale. Bâtie entre 1941 et 1942 sur les anciens quais de la compagnie générale transatlantique, la base abritait des sous-marins allemands en ravitaillement lors de la bataille de l’Atlantique. Objectif militaire majeur, la base transforme Saint-Nazaire en cible de choix des bombardements alliés. Plus de 200 personnes décèdent sous les bombes, avant l’évacuation générale de la ville. La guerre s’est achevée, les U-Boote ont coulé, Saint-Nazaire a été rasée. Mais la base est restée, indemne et invaincue. «Depuis, elle demeure un lieu de mémoire de la guerre, l’épicentre tragique de la période la plus sombre de la ville, indique Christian Morinière, président de l’association historique Mémoire et savoirs nazairiens. La question de sa démolition s’est posée à la fin du conflit. Mais cela aurait nécessité de faire exploser ce blockhaus géant à la dynamite dans un chantier démentiel. La ville a préféré passer à autre chose et s’est reconstruite en se détournant de son port historique.»
Or, aujourd’hui, le vilain rhume que couve la base sous-marine menace les activités et les équipements qui ont trouvé refuge sous le béton armé. C’est que Saint-Nazaire n’a pas chômé. À rebours des voix qui réclamaient il y a trente ans encore le démantèlement de cette «verrue de béton», la ville industrielle qui avait tourné le dos à son front de mer a opéré une mue touristique. Sous l’impulsion du précédent maire, Joël-Guy Batteux, le projet urbain «ville-port» a redynamisé dans les années 1990 et 2000 le quartier du bassin historique de Saint-Nazaire. Les alvéoles centrales de la base ont été percées pour retrouver une perspective sur le port et des espaces culturels sont aménagés dans la base. Elle abrite aujourd’hui le musée des paquebots Escal’Atlantic, le sous-marin Espadon , une salle de concert, un espace d’exposition, des espaces privatisables ainsi que l’office de tourisme, le tout baigné d’une lumière parme, chaude et avenante. Autant d’équipements qui risquent d’être fragilisés par l’état de la base sous-marine.
Pérenniser le bâtiment et ses usages
«Nous allons travailler à la pérennisation du bâtiment et de ses usages», assure Céline Paillard, élue municipale adjointe au patrimoine immobilier. Précédé par un diagnostic architectural, un chantier de rénovation du toit de la base a été validé l’automne dernier en conseil municipal, pour la bagatelle de 7,7 millions d’euros. L’enjeu tient, en somme, en la préservation de la base comme centre névralgique et culturel du quartier, un pôle d’attractivité qui attire plus de 120.000 visiteurs par an. «Notre objectif est que le bâtiment tienne le choc pour qu’il puisse continuer à recevoir le plus de monde possible», poursuit Céline Paillard. Le chantier, ajoute l’élue, est cependant aussi technique que complexe.
Chargée de mission à la Sonadev, en charge du programme de préservation de la base sous-marine, Emmanuelle Bondu précise la nature des travaux de pérennisation à venir. «Le périmètre du chantier est limité aux parties centrales et sud du toit», indique-t-elle, en rappelant que le tiers de la base reste occupé par Cargill France, qui dispose d’une activité de transformation de tournesol à cheval sur la parcelle voisine. Le gros œuvre consistera à refonder «intégralement» la gestion des eaux pluviales. «Le système actuel n’est pas en bon état, les ouvrages hydrauliques sont sous-dimensionnés, constate la responsable d’opération. Nous allons passer en revue près de trois kilomètres de joints de dilatation et tout reprendre pour que les eaux s’écoulent le plus rapidement dans ses exutoires, au lieu de disparaître dans l’éponge qu’est devenue la base». Des travaux complémentaires veilleront notamment à sécuriser les cheminements du toit, accessible au public, ainsi qu’à le dévégétaliser, en déménageant les installations du paysagiste Gilles Clément. Le chantier débutera à l’été 2026, pour une période de 18 mois.
«En la réinventant, nous avons ramené de la vie à cette base, en un véritable pied de nez à l’histoire. Mais nous avons minimisé la complexité du bâtiment», résume Céline Girard-Raffin, première adjointe au maire de Saint-Nazaire. Pour l’heure, les élus mettent sur pied le chantier à venir sans se projeter sur la base sous-marine de demain. Le monument de béton qui arrache encore quelques moues circonspectes chez les Nazairiens a-t-il vocation à quitter un jour sa chrysalide grisâtre, au profit d’un geste architectural contemporain, ou ne serait-ce qu’une mise en peinture plus aguicheuse ? «Il n’y a absolument rien de défini ni de précis pour l’instant, même si les travaux visent à rendre possible de nouvelles initiatives», esquisse la première adjointe. Le maire de Saint-Nazaire, David Samzun (PS), serait cependant «plus que frileux» à l’idée de toucher la base sous-marine, par respect pour ce lieu de mémoire.
Une chose est certaine. Les détracteurs les plus farouches de la base sous-marine courent moins les rues qu’autrefois. «La base n’était pas vraiment adaptée pour devenir un lieu de convivialité, comme cela a été pointé du doigt lors des débats transpartisans qui ont eu lieu dans les années 1990. Mais il est désormais trop tard pour faire marche arrière, analyse Christian Morinière. Aujourd’hui, le site est devenu un lieu de vie du centre-ville, prisé des amoureux, bondé lors des beaux jours. La mairie doit assumer ses choix et entretenir le bâtiment, en continuant de se l’approprier», estime ce passionné de l’histoire locale. À la base sous-marine de sortir la tête de l’eau et de voguer, ragaillardie, à la proue de Saint-Nazaire.