TÉMOIGNAGES. "Je n'avais goût à rien" : les rares confidences d'agriculteurs face à leurs difficultés dans un groupe de parole
Autour de la table à la Mutualité sociale agricole (MSA) du Lot, il y a Eric, Natacha ou encore Jean-Jacques. En tout, une dizaine d'agriculteurs se retrouvent une fois par semaine dans cette grande salle de la MSA à Cahors. Ce matin-là, ils accueillent pour la première fois Christine, une éleveuse de canard gras à Castelnau-Montratier. Elle fond tout de suite en larmes : "Il y a un an et demi avec mon mari, on a eu tous les deux un cancer, raconte l'éleveuse. Mon mari prenait sa retraite et me laissait donc l'exploitation. Ça a été très compliqué à gérer parce que j'ai voulu travailler, et puis, il y a six mois, j'ai eu une récidive. En fait, je sens que ça ne va pas, c'est pour ça que j'ai décidé de venir vous voir..."
La psychologue poursuit le tour de table et cette fois, ils parlent des conjoints. "Aujourd'hui, l'exploitation ça va mieux, explique un des participants. Je commence à trouver des gens qui sont intéressés pour reprendre la propriété. Ça me libère un peu. Après, il y a le côté familial, là ça ne va pas. Pour moi, elle fait une dépression. Mais elle m'a dit qu'elle n'avait pas besoin de soins... mais moi, oui."
Au tour d'Éric de prendre la parole. Ce salarié dans un abattoir, harcelé par ses collègues, a eu des idées noires : "Tu disais que tu allais mieux ?", lui demande la psychologue. "Il y a des jours avec et des jours sans. Quand je m'occupe et que j'arrive à faire quelque chose, ça va", répond-il. "Ça c'est nouveau aussi quand même. Jusque-là, tu n'avais pas le courage", se réjouit la psychologue. "Jusque-là, je n'avais goût à rien", reconnaît Eric. Il y a aussi Natacha qui n'arrive plus à gérer son élevage et ses chambres d'hôtes à cause d'un cancer du sein.
Plus d'un suicide d'agriculteur par jour
Ces situations difficiles poussent certains au suicide. Anne Carrié-Bourrel est l'une des deux psychologues qui encadrent ce groupe. Depuis des années, elle voit passer des agriculteurs épuisés par les journées à rallonge, la gestion des normes ou les dettes. C'est l'accumulation qui pousse certains à en finir. En France, il y a plus d'un suicide d'agriculteur par jour. "C'est quand même beaucoup plus simple de mourir, explique la psychologue. Quand je dis simple ou plus confortable, c'est parce que ça fait moins souffrir. Mourir, c'est arrêter de souffrir. C'est vraiment la logique du passage à l'acte, c'est qu'il n'y a pas d'autre solution."
Près de 400 agriculteurs sont épaulés chaque année dans les quatre départements couverts par cette MSA : le Lot, le Tarn, le Tarn et Garonne et l'Aveyron. Et aucun n'a tenté de se suicider.
Ce dispositif mis en place par la MSA propose aussi des solutions concrètes quand un agriculteur a des difficultés. En cas de besoin, la Mutualité sociale agricole paye des remplaçants pour permettre aux agriculteurs de se reposer un week-end ou une semaine. Elle verse parfois des aides financières ou fait livrer des repas. Mais encore faut-il que les agriculteurs demandent de l'aide et ce n'est pas évident d'après ce qu'observe Agnès Mano. Elle pilote le programme "mal-être" à la MSA Midi-Pyrénées Nord. "On voit beaucoup de personnes en situation d'épuisement professionnel et donc c'est vrai qu'il faut trouver comment on peut aussi s'autoriser à prendre ce temps-là", explique Agnès Mano.
"Ce n'est pas évident quand on a la culture de l'effort. On se dit que le voisin ou nos parents ne vont peut-être pas nous regarder correctement ou vont nous prendre pour un faible ou un flemmard si on prend une semaine de vacances par an."
Agnès Mano, MSA Midi-Pyrénées Nordà franceinfo
Il y a une autre raison qui pousse les agriculteurs à ne pas se plaindre. L'autre psychologue du groupe de parole, Evelyne Fillol l'a découvert en discutant avec eux : "Ils disent qu'ils ne peuvent pas parler de leurs difficultés au voisin, sinon ils vont tout de suite avoir un comportement de 'vautours'. C'est le terme qu'ils emploient. Certains d'ailleurs viennent à un groupe de parole qui peut être situé à 50 kilomètres de chez eux. Pour être sûr, de ne croiser aucun de leur voisin. C'est très dur." Heureusement, les mentalités évoluent, parmi les jeunes exploitants certains s'entraident en se relayant un week-end sur deux pour permettre aux autres de souffler.