"L'histoire nous a oubliés" : un ancien du Service du travail obligatoire raconte ce qu'il a vécu pendant la Seconde guerre mondiale

Plus de quatre-vingts années ont passé. Pourtant, en dépit de ses 103 ans, Albert Corrieri semble garder un souvenir intact de cette période de sa vie. Entre 1943 et 1945, alors qu'il n'avait qu'une vingtaine d'années, il a été l'un de ces Français envoyés en Allemagne par le régime de Vichy servir de main-d'œuvre à l'occupant nazi dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO). Désormais, il est l'un des derniers témoins. Il raconte son histoire dans le documentaire intitulé Les Oubliés de la victoire, réalisé par Lucie Pastor et Paul Le Grouyer, diffusé mercredi 28 mai à 21h05 sur France 3 et disponible sur la plateforme france.tv. Il revient pour franceinfo sur ces mois au cœur de la Seconde Guerre mondiale qui ont marqué sa vie à jamais. "Personne ne peut se rendre compte de ce qu'on a vécu là-bas", explique-t-il. 

Franceinfo : La guerre était-elle très présente dans votre vie avant votre départ pour un camp de travail en Allemagne ?

Albert Corrieri : Non, je n'avais pas du tout la guerre en tête et je ne pensais pas qu'elle aurait une aussi grande importance dans ma vie. Lorsqu'elle a éclaté en 1939, j'avais 17 ans et j'apprenais mon métier de plombier à Hyères. Je suis né à Marseille, mais mes parents ont déménagé lorsque j'avais 5 ans. Nous sommes revenus vivre dans la cité phocéenne lorsque j'ai eu 18 ans. J'ai commencé à travailler pour un artisan plombier qui, un jour, m'a envoyé réparer la robinetterie d'un restaurant.

C'était une bonne maison où on mangeait bien, alors qu'à Marseille, on n'avait rien à se mettre sous la dent. J'ai demandé au cuisinier s'il pouvait m'embaucher. Il a accepté. J'ai donc quitté la plomberie pour travailler dans la restauration temporairement comme commis. Ainsi, je pouvais apporter à manger à ma famille, car j'étais l'aîné de la fratrie. 

Comment avez-vous été envoyé en Allemagne ? 

En 1943, j'ai 21 ans. Le 13 mars de cette année-là, j'ouvre le restaurant et je commence à travailler lorsque vers 10 heures du matin, deux Allemands arrivent et me demandent mes papiers d'identité. Ils les gardent et m'expliquent que je pourrai les récupérer à 17 heures à la Kommandantur. 

"Nous savions déjà qu'ils commençaient à chercher des jeunes pour les envoyer là-bas. Lorsque j'ai vu les Allemands, je me suis dit : 'Ça y est, je suis pris'."

Albert Corrieri

à franceino

Je suis allé avertir mes parents, j'ai préparé une valise et nous sommes allés avec mon père et ma sœur à la Kommandantur. Il y avait d'autres jeunes. Un officier m'a rendu ma carte d'identité et m'a dit : 'Voilà, vous allez traverser la rue, il y a un train qui vous attend.' Il fallait partir directement, sans passer chez soi. Je suis donc monté dans un wagon et dès qu'il a été plein, le train est parti. 

Que fabriquait l'usine où vous deviez travailler ?  

Elle fabriquait de tout. Elle mesurait 14 km de long et 3 km de large. Il y avait toutes les nationalités : Italiens, Polonais, Russes, Allemands... Moi, je devais charger du charbon dans des wagons pour fabriquer du gaz, douze heures par jour. J'ai appris malheureusement après que ce que je faisais, c'était pour tuer des pauvres gens. Je ne le savais pas. J'ai effectué un travail pour les chambres à gaz, vous vous rendez compte.  

Vous connaissiez l'existence des camps de concentration ?

Oui, je n'en ai pas vu, mais j'en ai entendu parler là-bas. C'étaient des martyrs, ces pauvres gens. C'est inqualifiable ce que les Allemands ont fait. C'est une honte. Je n'aurais jamais cru que l'on aurait eu une société comme ça dans le monde. On est resté sidéré. On a été maltraité aussi, mais c'est sans comparaison avec les Juifs. On travaillait sans cesse, on n'avait pas le temps de se reposer. Nous n'étions pas rémunérés et nous n'avions à manger que des pommes de terre, rien d'autre. Nous avions un jour de repos le dimanche, on pouvait sortir dans la ville, mais nous étions surveillés, donc on ne pouvait pas se sauver.

Combien de temps avez-vous travaillé en Allemagne ? 

Je suis resté vingt-cinq mois. Je suis parti le 13 mars 1943 et je suis rentré en France le 15 avril 1945. Je suis resté dix-huit mois à Ludwigshafen, ensuite les Alliés ont commencé à bombarder la ville. Je me souviens que, dans la nuit du 5 au 6 septembre 1943, les bombardements ont duré six heures, sans le moindre répit. Le lendemain, avec des copains de l'usine, nous sommes allés voir les dégâts et nous avons croisé une grosse bombe d'au moins une tonne échouée dans la rue.

Nous étions contents, car cela sentait la libération. Nous montions dessus, nous rigolions, nous étions vraiment inconscients. Nous avons continué notre chemin, et un quart d'heure plus tard, on a entendu la bombe exploser. Ensuite, nous sommes tombés sur autre bombe. Nous nous sommes approchés d'elle et soudain, elle a explosé aussi.

Mon copain Paul a pris un éclat en plein cœur, il est mort sur le coup et moi, j'ai pris un éclat dans le bras. A l'hôpital, les médecins ont voulu m'amputer. J'implorais pour qu'ils ne le fassent pas, et soudain un miracle. Un infirmier français est arrivé, s'est occupé de moi et m'a sauvé le bras. C'était incroyable. 

Vous ne pouviez donc plus travailler ? 

Pendant deux mois seulement. Puis, on m'a rapidement remis au travail et changé de poste, mais les Allemands ne me ménageaient pas. Ils me frappaient, malgré mon bras en écharpe. J'espérais avoir droit à une permission, mais ils ont refusé. Les bombardements alliés se sont intensifiés, j'avais de plus en plus peur de mourir, et finalement, l'usine a été trop endommagée et a fermé. J'ai donc été muté à Leimen, chez un menuisier qui avait un restaurant. Là, on a été très bien traité, on y est resté sept mois.

"Le 15 avril 1945, à 7 heures du matin, les Américains sont arrivés et nous avons été libérés immédiatement. Ils nous ont conduits en camion à Strasbourg et ensuite, on a pris un train pour Marseille. C'était la joie."

Albert Corrieri

à franceinfo

Depuis plusieurs années, vous voulez obtenir une réparation. Vous avez été débouté en mars de votre demande d'indemnisation par le tribunal administratif de Marseille, qui a estimé les faits prescrits. Que souhaitez-vous exactement ?  

Une reconnaissance car nous ne comptons pas, nous, les STO. L'histoire nous a oubliés et les dirigeants politiques aussi. Nous ne sommes pas considérés depuis notre sortie d'Allemagne, alors que nous avons beaucoup souffert là-bas, sans parler de ceux qui sont morts. Certains, à leur retour, ont même été vus comme des collaborateurs ou des lâches, alors que c'était faux. Moi, je n'ai pas eu ce genre de problèmes à Marseille. 

J'aimerais que l'on me donne l'argent pour le travail que j'ai fourni dix-huit mois en Allemagne à Ludwigshafen, pas pour les tâches effectuées à Leimen, car là-bas, j'étais bien traité. J'ai réussi à obtenir une petite pension pour mon bras blessé qui m'a handicapé toute ma vie, car j'avais un certificat d'hospitalisation, mais ce n'est pas suffisant.

"Depuis 1957, je demande que l'Etat reconnaisse notre condition de victimes de Vichy, et il ne se passe rien."

Albert Corrieri

à franceinfo

Quand on passe au tribunal, et que l'on vous refuse la compensation, c'est impensable. Personne ne peut se rendre compte de ce qu'on a vécu là-bas. Je veux une reconnaissance de notre souffrance. Je vais continuer sans relâche à réclamer ce qui m'est dû, j'ai d'ailleurs écrit un livre qui va sortir prochainement pour que l'on ne nous oublie pas complètement.


Le documentaire Les oubliés de la victoire, réalisé par Lucie Pastor et Paul Le Grouyer, est diffusé mercredi 28 mai à 21h05 sur France 3. Il est aussi visible sur la plateforme france.tv.