Guerre en Ukraine : missiles, obus... L'Europe peut-elle compenser l'arrêt de certaines livraisons d'armes américaines à Kiev ?

Une décision prise "pour mettre les intérêts de l'Amérique en premier" qui confirme un certain désengagement des Etats-Unis à l'égard de l'Ukraine dans sa guerre contre la Russie. La Maison Blanche a annoncé mardi 1er juillet la suspension de plusieurs livraisons d'armes à Kiev, parmi lesquelles des munitions et des missiles de défense antiaérienne, d'après le média américain Politico. L'administration de Donald Trump a fait ce choix "à la suite d'un passage en revue, par le ministère de la Défense, de l'aide militaire de notre nation à d'autres pays à travers le monde", a justifié Anna Kelly, porte-parole adjointe de la Maison Blanche, à l'AFP. Au sein du Pentagone, les inquiétudes grandissent devant des stocks diminués de missiles et de munitions, selon Politico.  

"Il ne s'agit pas d'une cessation de l'aide américaine à l'Ukraine ou de la fourniture d'armes", a tempéré Tammy Bruce, porte-parole du département d'Etat, au lendemain de cette annonce. La décision américaine n'a pas manqué d'alerter le ministère des Affaires étrangères ukrainien, pour qui "tout retard ou délai" dans les livraisons d'armes américaines "encouragerait" la Russie à "poursuivre la guerre et la terreur, plutôt que rechercher la paix". Moscou a d'ailleurs jubilé : "Moins il y a d'armes livrées à l'Ukraine, plus proche est la fin de l'opération militaire spéciale", s'est réjoui Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin.

Confrontés à ce retrait américain, les alliés européens de l'Ukraine pourront-ils, à court ou moyen terme, fournir une aide équivalente à Kiev ? Sous l'administration de Joe Biden, les Etats-Unis ont été le premier soutien des Ukrainiens face aux forces russes, sur le plan financier comme matériel. Avec Donald Trump au pouvoir, la donne a sensiblement changé.

Vers des choix cornéliens pour les Ukrainiens ?

Courant juin, une étude du Kiel Institute – un centre de recherche allemand documentant le soutien à l'Ukraine – s'est voulue rassurante sur les capacités européennes à compenser les débuts du désengagement américain. "Avec les contributions américaines en stagnation, la question est de savoir si l'Europe peut combler ce déficit. Les dernières données montrent qu'elle y est largement parvenue, du moins en termes financiers", développe l'institut. D'après cette même source, l'Europe a d'ailleurs "dépassé les Etats-Unis en matière d'aide militaire" fournie à l'Ukraine – une première en trois ans de conflit. Le soutien européen s'élevait en juin à 72 milliards d'euros, contre 65 milliards d'euros pour Washington.

L'équation se complique, dès que l'on regarde le matériel qui ne sera plus livré par les Etats-Unis. D'après Le Monde, des missiles de défense antiaérienne Patriot sont concernés, tout comme des missiles air-air pour des F16, des obus d'artillerie ou encore des missiles sol-sol GMLRS. "Il y a peut-être des missiles Himars et ATACMS en jeu, également des obus capables d'avoir des trajectoires guidées par GPS", développe l'analyste Ulrich Bounat, auteur de La Guerre hybride en Ukraine : quelles perspectives ?, interrogé par franceinfo.

Pour le spécialiste, "la vraie problématique va être sur les missiles Patriot". A mesure que les livraisons américaines vont s'arrêter, "les choix vont être de plus en plus cornéliens" pour les forces ukrainiennes, qui risquent de devoir se rationner. Une décision impossible "entre détruire un missile balistique arrivant sur une ville ou un missile arrivant sur des équipements militaires", illustre l'analyste. 

"D'un point de vue financier, les Européens ont certes cette capacité à fournir autant d'argent, voire plus que les Américains. Mais pour les Patriot, l'antiaérien, nous ne savons pas faire aussi bien."

Ulrich Bounat, analyste

à franceinfo

Les systèmes Patriot sont particulièrement précieux pour les forces ukrainiennes, car ils sont en effet les seuls, au sein de l'Otan, "à pouvoir offrir une défense face aux attaques de missiles balistiques russes", relève le Center for Strategic and International Studies (CSIS). Pour ce cercle de réflexion américain, les capacités européennes et ukrainiennes "ne peuvent pas totalement remplacer celles des Etats-Unis", surtout quand il s'agit de défense antiaérienne.

Plusieurs systèmes européens sont capables d'intercepter des missiles de croisière russe en Ukraine. Le CSIS cite notamment le système sol-air à moyenne portée terrestre (SAMP/T)-Mamba ou encore le Nasams et l'Iris-T. "Les Allemands peuvent fournir davantage de systèmes Iris-T, les Norvégiens davantage de Nasams, les Français et Italiens peuvent fournir le Mamba", confirme Ulrich Bounat. Néanmoins, ces systèmes sont plus limités que les Patriot américains.

"Ils peuvent intercepter à des distances plus courtes que le Patriot, donc la zone couverte est moins importante."

Ulrich Bounat, analyste

à franceinfo

Et les temps de fabrication sont longs : d'après Le Monde, il faut compter trois voire quatre ans pour un système tel que les SAMP/T et encore dix-huit mois pour la production d'un missile antiaérien Aster. Le quotidien précise qu'une production de missiles Patriot s'amorce en Europe, même si elle semble encore lointaine face aux urgences ukrainiennes. Un site localisé en Allemagne doit permettre de produire des missiles Patriot, des missiles ATACMS ou encore des roquettes GMLRS, mais pas avant l'été 2026, d'après les sociétés Rheinmetall et Lockheed Martin.

Des commandes très longues à produire

Pour Ulrich Bounat, il sera également difficile pour l'Europe "de prendre le relais" au niveau du matériel destiné aux F16, si l'arrêt de ces livraisons est bien confirmé par les Etats-Unis. La question des livraisons d'obus semble moins préoccupante à ce stade de la guerre, ajoute l'analyste. "La problématique des obus est moins grave qu'il y a quelque temps. La perte potentielle d'obus américains n'est pas forcément fondamentale", avance le spécialiste.

"La production européenne d'obus est montée en capacité, celle des Ukrainiens également. Ils utilisent aussi beaucoup de drones pour compenser en partie. Il y a également des achats d'obus à des pays tiers."

Ulrich Bounat, analyste

à franceinfo

L'Europe est désormais en capacité de produire près de deux millions d'obus chaque année, d'après Léo Péria-Peigné, chercheur à l'Institut français des relations internationales (Ifri), cité par l'AFP. Une accélération nette par rapport à l'avant-guerre en Ukraine, où les Européens n'en produisaient que 300 000 à 400 000, d'après le spécialiste de l'armement. "Il y a une volonté de montée en puissance qui est énorme", ajoute-t-il. Un contexte bénéfique pour l'Ukraine : la France, par exemple, a pour objectif de livrer pas moins de 80 000 obus aux forces de Kiev cette année.

Sur ce plan, l'industrie de défense européenne a toutefois ses lenteurs. En 2023, la Commission européenne avait promis de livrer, en un an, pas moins d'un million de munitions à Kiev. Une promesse qui n'a été qu'à moitié tenue, de l'aveu du chef de la diplomatie européenne de l'époque, Josep Borrell. "Malgré plus de trois ans de guerre en Ukraine, l'Europe n'a fait que des progrès limités" en matière d'industrie de défense, relève le CSIS. Pour le centre de réflexion américain, augmenter sensiblement la production de munitions, entre autres, "est possible", mais cela "prendra du temps".

"Il y a le besoin de créer de nouvelles chaînes de montage, de récupérer des compétences perdues. Les industriels n'investiront que s'ils ont de la visibilité sur leurs commandes", détaille Ulrich Bounat. "Il semble que l'économie de guerre et les financements dont nous parlons depuis trois ans ne soient pas véritablement au rendez-vous pour le moment."