Anne de Guigné : « Pourquoi il faut défendre la tradition française de la liberté d’expression »
« C’est ainsi que l’on fait naître une fausse opinion en France, qu’on abuse celle de l’Europe ; c’est ainsi qu’il n’y a point de calomnies dont on n’ait essayé de flétrir la chambre des députés. » La langue soutenue de cet essayiste le trahit : ses flèches ne ciblent pas Elon Musk et les algorithmes de son réseau social X (ex-Twitter), mais des journaux aux mains des « ministères ». Chateaubriand a dédié « vingt années de (sa) carrière politique » à défendre la liberté de la presse, au sujet de laquelle Charles X tergiversait. Ses écrits éclairent la polémique passionnée qui enflamme l’Europe depuis quelques semaines vis-à-vis des réseaux sociaux américains. L’écrivain, qui assistait avec ses contemporains à la naissance des journaux à grand tirage (dont Le Figaro en 1826), trace une ligne claire : la presse doit être absolument libre dans la limite du droit.
« La liberté de la presse a des dangers, écrit-il dans De la monarchie selon la charte. Qui l’ignore ? Aussi cette liberté ne peut exister qu’en ayant derrière elle une loi forte. » Ce monarchiste s’inscrit ainsi dans la tradition hexagonale de la liberté d’expression, définie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi. » Loi qui évolue au fil du temps : ainsi, depuis 1881, la loi française autorise la critique d’une religion, mais interdit l’injure au croyant.
Les récents règlements européens sur le numérique, qui visent à encadrer les contenus des réseaux sociaux, aussi difficiles à appliquer qu’ils soient, sont les héritiers de cette histoire. Dans le cas d’Elon Musk, les textes l’autorisent sans réserve à exprimer ses opinions sur ses réseaux mais pas à manipuler ses algorithmes à des fins d’ingérence.
Donner raison au Ku Klux Klan
Aux États-Unis, un pays construit par la société civile, la méfiance envers la puissance publique est forte. Le premier amendement de la Constitution américaine interdit alors au législateur de rogner la liberté d’expression comme celle de la presse. Un principe pris très au sérieux puisque, au fil de sa jurisprudence, la Cour suprême a eu tendance à étendre cette interdiction. Avec son arrêt « Brandenburg v. Ohio », en 1969, elle a même donné raison à une section locale du Ku Klux Klan contre l’État de l’Ohio.
De nombreux Américains se réjouissent alors qu’Elon Musk ait restauré l’esprit de leur Constitution dans la gestion de son réseau social, l’ancienne équipe dirigeante de Twitter se montrant prompte à censurer les propos qu’elle jugeait déviants. En janvier 2021, un sénateur français ayant posté un message virulent pour dénoncer la présence dans sa circonscription d’une femme intégralement voilée avait même été banni du réseau plusieurs jours.
L’Europe doit-elle pour autant rejoindre ce combat pour la liberté d’expression sans entrave ? Beaucoup, notamment désormais dans les milieux conservateurs, semblent le souhaiter. La roue des idées tournant rapidement, il y a quelques années, c’était le philosophe Michel Foucault qui défendait ardemment en France l’esprit du premier amendement américain. « Dans une société comme la nôtre (…), on sait bien qu’on n’a pas le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle circonstance, que n’importe qui, enfin, ne peut pas parler de n’importe quoi. (…) Les régions où la grille est la plus resserrée, où les cases noires se multiplient, ce sont les régions de la sexualité et celles de la politique », dénonçait-il lors de sa leçon inaugurale au Collège de France.
Un lien passionnel à l’État
Les coups de butoir d’Elon Musk dans la sphère politique, que ce soit vis-à-vis de l’AfD allemande ou du premier ministre britannique, répondent avec quelques décennies de retard à cette exigence de « tout dire ». Les opinions politiques du milliardaire ou de ses prédécesseurs importent toutefois peu. C’est un enjeu bien plus important de souveraineté démocratique qui se joue derrière ces polémiques. Le débat sur les contours de la liberté d’expression pose en effet la question fondamentale de l’arbitrage d’une société entre les valeurs de liberté et d’ordre.
La France se place du côté de la liberté avec cette nuance d’un encadrement par la loi. Cet équilibre est le fruit d’une culture politique marquée par le lien passionnel des citoyens à l’État et la relative fragilité des corps intermédiaires. Ce choix peut être modifié, si la majorité des Français tranche en ce sens. Il semble toutefois préférable de confier l’organisation d’un tel débat au Parlement plutôt qu’aux actionnaires californiens des entreprises de la tech.