REPORTAGE. "Pourquoi la France nous tue-t-elle ?" : dans la tribu kanak de Saint-Louis, la colère gronde toujours, un an après les émeutes en Nouvelle-Calédonie

Pistolets à la ceinture, quatre militaires font signe de ralentir. Coup d'œil à l'intérieur de la voiture. "RAS" : le conducteur de la Renault Clio peut reprendre sa route. Devant lui, deux Centaure, ces gros blindés de la gendarmerie, montent la garde. Sur le côté, des sacs remplis de gravats délimitent ce qui ressemble à un poste de contrôle. Nous sommes à 17 000 km de Paris, mais bien en France : un an après les émeutes qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie, la tribu de Saint-Louis est maintenue sous haute surveillance par les autorités. "Depuis mai 2024, nous avons essuyé 400 coups de feu, dont 200 ont touché nos véhicules, compte le général Nicolas Matthéos, commandant de la gendarmerie. Ce n'était pas des coups de feu d'intimidation. Les armes, parfois munies de lunettes de précision ou de silencieux, étaient dirigées pour blesser et tuer."

La route est d'ailleurs longtemps restée inaccessible. Pénétrer dans les entrailles de ce bastion indépendantiste, situé à vingt-cinq minutes au sud de Nouméa, c'est découvrir une sorte de camp retranché. Ici et là, dissimulés dans la végétation, des carcasses de voitures désossées, des morceaux de tôle, des planches de bois servant de barrages. Au sol, du goudron calciné, des débris de bombes lacrymogènes et des cartouches de flashball. Autant de traces visibles d'affrontements réguliers qui se poursuivent entre militants kanaks d'un côté, et gendarmes de l'autre.

"Qui a donné l'ordre d'assassiner mon frère ?"

Tongs aux pieds, Marie-Hélène faufile sa frêle silhouette dans les décombres de l'ancien presbytère de la tribu, situé en haut de la colline. "Voilà, c'est là. C'est là que mon frère a été abattu comme un chien. 10 juillet 2024. Bam, bam, bam", répète-t-elle en mimant le bruit des balles. Ce jour-là, Rock Victorin Wamytan, surnommé "Banane" ou "Colonel", a été tué dans un échange de tirs avec les gendarmes. Un "tir de riposte", a expliqué à l'époque le procureur de la République de Nouméa.

Le père de famille de 38 ans, qui venait de passer dix années en prison, est soupçonné d'avoir commis plusieurs car-jackings armés lors des émeutes du printemps 2024. "Il était dans sa bulle, il ne m'écoutait pas. Je m'en veux de ne pas avoir réussi à le raisonner à temps, bredouille sa grande sœur, en levant haut les jambes pour affronter les trente centimètres d'herbes folles. Son absence continue de me perturber." Désormais, c'est donc au cimetière que Marie-Hélène "parle" à son frère. Sa tombe est facilement reconnaissable : d'immenses drapeaux bleu, rouge et vert de la Kanaky flottent au vent.

Marie-Hélène se recueille sur la tombe de son frère, Rock Victorin Wamytan, le 26 avril 2025, dans le cimetière de la tribu de Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Marie-Hélène se recueille sur la tombe de son frère, Rock Victorin Wamytan, le 26 avril 2025, dans le cimetière de la tribu de Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Malgré les mois qui passent, le deuil paraît impossible. Marie-Hélène ne s'en cache pas, elle a "de la haine pour les gendarmes qui ont tiré". Elle exige "une enquête", "un procès", "des sanctions contre ceux qui ont fait ça". "Je vivrai avec ce sentiment d'injustice jusqu'à ma mort. Pourquoi la France nous tue-t-elle ? Pourquoi la France tue-t-elle nos jeunes ?", crie-t-elle, yeux rougis et mâchoire serrée. Elle a fini par peindre sa douleur en grosses lettres rouges sur un bâtiment de la tribu : "Qui de vous a donné l'ordre d'assassiner mon frère ?"

"Comme si c'était la guerre"

La disparition de Rock Victorin Wamytan a laissé des traces dans la tribu, dont certaines se voient à l'œil nu. La nuit suivant sa mort, les bâtiments de la mission catholique ont été attaqués, incendiés. Le presbytère, la salle de catéchisme, la maison d'accueil, la maison des sœurs Petites Filles de Marie... Quatre jours plus tard, c'est l’église qui disparaissait dans les cendres. "C'est comme si c'était la guerre, témoigne une habitante. Tout est tagué, même la maison où logeait le prêtre est taguée." Et rien n'a encore été nettoyé.

Soudain, un bruit sourd siffle dans le ciel, puis un deuxième. Parmi le petit groupe d'habitants, personne ne moufte. "Ce n'est rien", sourit une dame, qui reprend aussitôt son tricot. L'habitude, le décor. Un pétard probablement. Rien à voir en tout cas avec le claquement des armes de chasse toujours présentes en nombre au sein de la tribu, selon la gendarmerie.

Une fillette marche sur un chemin de la tribu de Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie), le 26 avril 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Une fillette marche sur un chemin de la tribu de Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie), le 26 avril 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Depuis les émeutes, les 1 200 habitants de Saint-Louis ont appris à vivre au rythme des détonations et des drames. Le 19 septembre dernier, à l'aube, des échanges de tirs avec les forces de l'ordre ont fait deux nouveaux morts. Johan Kaidine, 29 ans, et Samuel Moekia, 30 ans. Les douzième et treizième victimes kanaks depuis le début de l'insurrection de mai 2024. Il y en a eu à ce jour quatorze, dont deux gendarmes.

Assise en tailleur sur la pelouse, Nadine s'essuie les yeux avec le bas de sa robe. "Ce sont des gamins qu'on connaissait bien, mais qu'on n'a pas réussi à calmer, déplore-t-elle, émue. On est dans une sorte de deuil qui ne s'arrête pas. On vit avec l'angoisse de savoir qui sera le prochain." La mère de famille de 44 ans est elle-même "touchée en plein cœur". Depuis le mois d'août, l'un de ses frères est en détention provisoire au Camp-Est, la prison surpeuplée de Nouméa. "Il a fait des choses pas bien pendant les émeutes, élude-t-elle. Je n'ai pas encore réussi à lui rendre visite. C'est trop douloureux". Elle lui fait seulement livrer du linge.

Saint-Louis, fief de Christian Tein

Et voilà qu'une voiture débarque bruyamment. Coup de klaxon, frein à main dans la poussière. L'homme au volant semble étonné de notre présence au sein de la tribu. "Gendarme ?", se renseigne-t-il, l'air inquisiteur. "Non, non ! Journaliste", répondent les habitants. Lunettes de soleil sur les yeux, Ludovic finit par se détendre. "On se méfie, on sait que les forces de l'ordre peuvent débarquer à tout moment pour attraper quelqu'un, c'est ça qui chauffe les esprits", assure-t-il. Soixante membres de la tribu sont actuellement en détention provisoire. "La plupart sont le fruit d'arrestations mais il y a aussi eu des redditions, veut souligner le général Matthéos. Certains se sont présentés d'eux-mêmes aux autorités."

Un bingo et une vente de brochettes vont bientôt être organisés dans la tribu. Comme à chaque fois, l'argent récolté sera entièrement reversé aux familles des jeunes incarcérés. Mais ces arrestations ont aussi tendu les relations entre certaines familles de Saint-Louis. "Il y en a encore qui se cachent, qui n'assument pas leurs actes, ils ont tout mis sur le dos des nôtres, s'énerve Nadine. Trop facile, ça !" 

Des habitants de la tribu de Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie) discutent dans l'herbe, le 26 avril 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Des habitants de la tribu de Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie) discutent dans l'herbe, le 26 avril 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

En réalité, un membre de la tribu manque particulièrement en ce moment : un certain Christian Tein. Le leader de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) est né ici. Mais depuis le mois de juillet, cette figure du mouvement indépendantiste est incarcérée dans l'Hexagone, à Mulhouse (Haut-Rhin), loin des siens. Accusé d'être l'une des têtes pensantes des émeutes, "Bichou" est aujourd'hui mis en examen pour "complicité de meurtre" et "association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime et d'un délit".

Accoudée à une balustrade, une habitante baisse aussitôt le regard à l'évocation de son nom. C'est sa nièce, Gabrielle. "Son absence est lourde pour nous tous qui avons l'habitude de marcher dans ses pas, observe-t-elle. Il n'y a pas un jour sans que quelque chose me fasse penser à lui". Comment pourrait-elle oublier son oncle ? Un dessin de lui orne désormais son profil WhatsApp.

Gabrielle Tein, nièce du leader indépendantiste Christian Tein, le 26 avril 2025, dans la tribu de Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Gabrielle Tein, nièce du leader indépendantiste Christian Tein, le 26 avril 2025, dans la tribu de Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Gabrielle Tein lui a déjà écrit trois lettres. "Je prenais de ses nouvelles, je lui demandais des conseils pour continuer la lutte. Mais je crois qu'il ne les a jamais reçues", se désole-t-elle. L'éloignement est d'autant plus fort que la date du 13 mai approche. Une voisine s'interroge à voix haute : "S'il était là, avec nous, que nous dirait-il de faire ?" Sa nièce de 42 ans répond : "Il nous dirait de rester dans le calme ; qu'on peut se battre en étant tranquille ; qu'on a besoin de gens debout pour aller chercher le pays."

Exactement le message que les "mamans" de la tribu de Saint-Louis répètent aux jeunes qu'elles croisent en ce moment. "Sortons le drapeau, soyons fiers, mais s'il vous plaît, plus cette violence !", répète Marie-Hélène, en joignant ses deux mains à la façon d'une prière. Elle-même ne sait pas si elle sera entendue. "Il y en a quelques-uns qu'on ne tient plus, qui n'écoutent plus leurs aînés. Ceux-là n'ont plus peur de rien, même pas de la mort. Ils sont prêts à mourir pour Kanaky." Ces derniers jours, le dispositif de sécurité a été "considérablement" renforcé aux entrées et aux sorties de la tribu de Saint-Louis. Des renforts de l'Hexagone ont déjà été prépositionnés, "si besoin".