Vignes arrachées, prix en chute libre… Pourquoi le vin de Bordeaux s’enlise dans la crise
Le secteur du vin n’est pas à la fête, mais en Gironde cela va particulièrement mal. Il faudrait arracher au moins 30 000 hectares de vignes en bordeaux, estime la Confédération paysanne. Si le vignoble girondin produit 5 millions d’hectolitres de vin par an, ces dernières années, moins de 4 millions se sont vendus. Les stocks sont pleins, quand les trésoreries restent vides.
Pourtant, la fuite en avant continue : « L’interprofession (Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux – NDLR) persiste à pousser au maximum la logique de l’industrialisation du vin, il faut produire toujours plus », soupire Dominique Techer, porte-parole de la Confédération paysanne de Gironde. « Lorsque je leur demande : vous connaissez encore beaucoup de gens qui consomment 4 ou 5 bouteilles de vin par semaine ? Et ils boivent quoi vos enfants ? Ça les fait réfléchir mais rien ne change », se désole ce vigneron à Pomerol.
Une erreur d’aiguillage au début des années 2000
C’est un fait de société : la consommation de vin des Français a été quasiment divisée par 2 depuis les années 1970. Pendant un temps, à Bordeaux, l’export, en particulier vers le marché chinois, a masqué « ce vortex déflationniste, qui fait que, même en Californie, ils arrachent des vignes », décrit Dominique Techer.
La grosse erreur d’aiguillage en Gironde remonte probablement au début des années 2000, quand les représentants de l’interprofession, au retour d’un voyage dans les vignobles australiens, se sont dit : et si on faisait nous aussi des gros établissements viticoles à l’image des imposantes « wineries » du Nouveau Monde ?
Alors s’intensifia la course pour industrialiser les processus, augmenter les rendements, moderniser les chais, augmenter la taille des domaines (le nombre de viticulteurs est passé de 14 000 en 1995 à moins de 6 000 en 2020, alors que la surface viticole a grossi de plus de 15 000 hectares sur la période), diminuer les coûts de production pour inonder le marché en profitant de l’image du bordeaux…
Ces investissements ont été largement subventionnés par FranceAgriMer, grâce au lobbying de la FNSEA. « Ils ont mis de la chimie partout et contrôlé le goût du vin pour en faire un produit agroalimentaire », déplore Dominique Techer. Les vins de Bordeaux se trimballent depuis une réputation de vins trop fabriqués, au goût formaté par le critique états-unien Robert Parker, qui affectionnait les crus puissants, élevés dans des fûts de chêne neufs.
« Et il y a l’abus de pesticides : cela reste l’omerta sur le sujet mais on le sait, reprend Dominique Techer. Mes témoins de mariage, des agriculteurs en conventionnel ont tous les deux eu des cancers. » La Confédération paysanne a recensé dans le vignoble pas moins de 130 écoles bien trop exposées aux produits phytosanitaires. « La réputation des vins de Bordeaux est tellement mauvaise que des collègues utilisent des bouteilles de bourgogne pour espérer mieux vendre », pointe le vigneron.
Loin des cavistes et des attentes des consommateurs
Cette image ne s’est guère améliorée du fait de l’éloignement des vignerons de Bordeaux avec leurs consommateurs. Les deux tiers du volume du vin sont en effet vendus par des maisons de négoce, pudiquement rassemblées sous le terme de « place de Bordeaux ». Les cavistes et sommeliers qui aiment rencontrer ceux qui font le vin, pour en transmettre l’histoire et le message, ont souvent comme interlocuteurs des commerciaux. Ils ne peuvent pas non plus faire remonter les attentes des consommateurs aux vignerons.
Ce sont aussi ces maisons de négoce qui ont instauré l’étrange tradition de la vente des primeurs. Les clients achètent les crus de Bordeaux dix-huit à vingt-quatre mois avant leur mise en bouteille, à des prix qui dépendent du millésime et peuvent varier sans complexe du simple au triple. Certains dépassent le millier d’euros pour une bouteille qui n’existe même pas encore. Cette pratique entretient l’image d’un vin produit de spéculation, bien éloignée de la viticulture respectueuse du sol et des terroirs.
Résultat, plus d’un tiers des viticulteurs girondins se déclaraient en 2023 en grande difficulté économique (redressement, liquidation, règlement à l’amiable…) selon le recensement effectué par la chambre d’agriculture de la Gironde. C’est presque 40 000 hectares de vignes qui ne sont plus en marché.
En face, le plan d’arrachage se révèle sous-dimensionné et peu attractif, avec autour de 6 000 euros de dédommagement par hectare arraché. La bouée de sauvetage du moment semble prendre la forme de fermes solaires (location d’hectares pour le placement de panneaux solaires), vers lesquelles se ruent des viticulteurs surendettés.
« Il faut un plan : on ne peut pas laisser des viticulteurs isolés prendre en charge un réagencement complet de l’espace agricole, leur demander de se diversifier tout seuls, parce que là, on fabrique un vivier d’électeurs pour l’extrême droite, prévient Dominique Techer. Ces gars n’ont plus aucune perspective. Ils se rendent compte que leurs actifs ne valent plus rien : ni la terre, ni les machines… La seule chose qui a encore de la valeur, c’est leur maison et, parfois, ils ne s’en rendent compte que quand les huissiers arrivent ».
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