Guerre en Ukraine : on vous explique le débat sur l'utilisation des avoirs russes gelés dans l'Union européenne pour aider Kiev
C'est un serpent de mer depuis l'invasion de la Russie en Ukraine, le 24 février 2022. Faut-il saisir ou non les avoirs russes gelés en Europe pour financer l'effort de guerre de Kiev et la défense européenne ? Le gouvernement français a assuré, mardi 4 mars, ne pas vouloir s'y résoudre, malgré l'arrêt provisoire de l'aide américaine à l'Ukraine ordonné par Donald Trump, lundi, et le plaidoyer de députés lors du débat à l'Assemblée nationale sur le conflit.
Depuis l'annexion de la Crimée en 2014, l'Union européenne a imposé plusieurs paquets de sanctions à Moscou, dont le gel des avoirs russes, qui "signifie que tous les comptes appartenant aux personnes et entités inscrites sur la liste, ouverts dans des banques de l'UE, sont gelés", explique le Conseil européen. Dans son règlement, Bruxelles justifie cette mesure par "la probabilité que les avoirs concernés serviraient autrement au financement de la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine". Cela représente 24,9 milliards d'euros d'avoirs privés et 210 milliards d'euros d'actifs de la Banque centrale de Russie qui ne peuvent pas être utilisés ou transférés, précise l'institution.
Les intérêts de ces actifs déjà utilisés
Une partie de la classe politique française appelle à utiliser cette manne financière pour financer l'effort de guerre de Kiev afin "de pallier un éventuel désengagement américain", a notamment justifié le président de Renaissance, Gabriel Attal, dans l'hémicycle lundi. "Avant d'envisager de faire payer les Français et les Européens, utilisons ces près de 300 milliards d'avoirs russes pour aider l'Ukraine." Une idée également défendue par le patron de socialistes, Olivier Faure, sur RTL : "On ne peut pas avoir des oligarques qui sont venus placer leur argent ici, soutiennent Poutine, et accepter qu'ils nous fassent la guerre et que nous la payions. C'est à la Russie de payer les conséquences de ses actes".
Dans les faits, les Vingt-Sept utilisent déjà les intérêts dégagés par ces avoirs pour aider à armer l'Ukraine et financer sa reconstruction d'après-guerre, depuis un accord passé le 8 mai 2024, rappelle le site Vie publique. "En mobilisant les revenus tirés des actifs russes immobilisés en Europe et ailleurs, c'est un prêt de 45 milliards d'euros qui a été consenti à l'Ukraine, qui est remboursé par les revenus de ces actifs russes gelés, et qui ne coûtent donc aucun euro aux contribuables européens", a répondu Jean-Noël Barrot, ministre des Affaires étrangères, à Gabriel Attal.
C'est le géant des dépôts de fonds Euroclear, basé à Bruxelles, qui détient la majorité des actifs russes. Et selon sa patronne, Valérie Urbain, citée en mai 2024 par Les Echos, les revenus liés à ces avoirs "ont atteint 4,4 milliards d'euros" en 2023. A l'Assemblée nationale, Marine Le Pen a réclamé un bilan pour "comprendre enfin à quoi servent (...) les intérêts des avoirs russes gelés qui ont (...) été promis comme source de financement pour bien trop de sujets".
Le droit international en question
En revanche, l'option d'une saisie des avoirs russes eux-mêmes a jusqu'ici été écartée par l'UE, essentiellement pour des raisons d'ordre juridique. "Capturer" ces avoirs "serait un acte contraire aux accords internationaux", a souligné mardi Eric Lombard, ministre de l'Economie, sur franceinfo. "Les avoirs ont été gelés, pas confisqués. Ce qui veut dire qu'il n'y a pas de transfert de propriété", rappelle l'avocate Marie Fernet, spécialiste en droit du commerce international, auprès du Parisien.
Et comme le relève le média spécialisé Les Surligneurs, la définition inscrite dans le règlement européen qui encadre le gel des avoirs "signifie que plus aucune action n'est possible sur des fonds gelés, mais ces derniers restent la propriété de l'Etat russe ou des entités sanctionnées." Confisquer les avoirs "serait probablement une violation du droit international, mais cette violation pourrait être justifiée... par le droit international lui-même", estime Frédéric Dopagne, professeur de droit public international à l'université du Louvain, cité par l'AFP.
Dans une tribune publiée dans Le Monde, un collectif d'universitaires et de juristes a rappelé qu'un document issu des Nations unies prévoit qu'"un Etat qui a subi des dommages causés par un autre Etat peut prendre des contre-mesures, comme la confiscation des avoirs de l'agresseur, afin de l'obliger à réparer les préjudices qu'il a causés". Par conséquent, "la requête formelle de l'Ukraine de confisquer les avoirs publics russes immobilisés est le préalable nécessaire à son exécution, avec l'assistance des Etats dépositaires des capitaux", estime le collectif.
Un levier pour négocier avec Moscou
Ni le gouvernement ni l'Elysée ne comptent pour le moment emprunter cette voie-là. "Il y a un risque d'interpréter cela comme une agression, comme une forme de déclaration de guerre. Après, tout est mouvant, on ne sait pas ce qu'il va se passer", glisse un proche de François Bayrou à franceinfo. Pour Emmanuel Macron, conserver les avoirs pourrait constituer un levier de pression face à Moscou au moment de négocier un cessez-le-feu ou un accord de paix. "On prend les revenus pendant la guerre, mais on garde les avoirs. Et ça fait partie de la négociation à la fin de la guerre", a déclaré le chef de l'Etat lors de sa rencontre avec Donald Trump.
De son côté, Jean-Noël Barrot a estimé devant les députés que "la confiscation pure et simple de ces actifs représenterait pour la zone euro, pour la Banque centrale européenne, un risque financier trop important qui fragiliserait les Etats membres". Car selon Valérie Urbain, citée par Les Echos, "s'il y avait une saisie des actifs détenus chez Euroclear, cela pourrait dissuader durablement d'autres banques centrales étrangères de détenir des actifs en devise européenne."
Un argument également avancé par La France insoumise pour s'opposer à la confiscation des avoirs russes. "Une telle décision aurait des conséquences désastreuses pour la France : plus aucun investisseur ne prendrait le risque d'y placer son argent si ses avoirs pouvaient être saisis en cas de crise internationale", a défendu le député LFI Bastien Lachaud sur X. Les positions devraient se clarifier le 12 mars, date de la discussion à l'Assemblée d'une proposition de résolution du groupe Liot demandant la saisie par l'UE des avoirs russes.