Les femmes dans un Afghanistan des droits niés et de la débâcle économique

Le 23 mars 2022, nous sommes en Afghanistan. Une fille se réveille très tôt, même si l’école n’est pas loin et ses affaires sont prêtes depuis la veille. Ses livres, cahiers, stylos, tout est déjà en ordre, afin de ne rien oublier. Elle semble avoir hâte d’arriver en classe, de vérifier s’il y aura cours. Son état d’esprit est différent de celui qui accompagne les rentrées scolaires auxquelles nous sommes habitués, avec un peu de paresse et l’envie d’avoir encore un jour de libre. Car ici il n’est pas question d’une pause – plus ou moins longue – qui se termine. La situation, à Kaboul, est bien plus compliquée que ça. 

Avec le départ des forces occidentales et la reprise du pouvoir par les talibans en août 2021, la possibilité de poursuivre ses études n’était pas acquise. Elle a donc poussé un soupir de soulagement quand, juste trois jours avant, le « ministère de facto de l’Éducation a diffusé une déclaration […] annonçant que toutes les écoles rouvriraient après la fin des vacances d’hiver ». 

C’est un mercredi. Elle sort de bonne heure et, comme d’autres élèves dans la capitale, reprend « le chemin du lycée ». Après plusieurs mois, les revoilà : ses camarades, les profs, un espoir tangible de continuer à construire son futur. Tout semble aller bien, même si la réalité a l’air d’un rêve d’où l’on a peur de se réveiller. En ce moment les fondamentalistes essaient de montrer une image plus modérée que dans le passé, mais c’est difficile de leur faire confiance. L’on a écouté les témoignages de ceux qui ont connu leur régime entre 1996 et 2001 : la frustration des individualités et des relations sociales par le biais de règles oppressives, l’emprisonnement des femmes dans un rôle presqu’invisible, un système rigide figé par la répression. Pourquoi les choses devraient s’avérer différentes cette fois ? Quelqu’un de méfiant – ou simplement réaliste – pourrait interpréter les mots parfois conciliants des talibans comme un léger camouflage pour obtenir la « reconnaissance internationale » dont ils sont « toujours en panne », nonobstant la « relation formelle » établie avec eux à travers la résolution approuvée par le « Conseil de sécurité » peu de jours avant et prorogeant d’un an « le mandat de la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan ». 

Ce jour-là, en tout cas, l’on garde un certain optimisme. La leçon va commencer. Tout le monde a l’air concentré, comme si l’on voulait rattraper le temps perdu et des choses que l’on risque de ne plus pouvoir apprendre. Car, dans certaines situations, les droits peuvent retrouver une attention qu’ils risquent de perdre quand nous y faisons l’habitude, en oubliant qu’ils ont coûté du temps, des luttes et que, même si leur position apparaît solide, il faut vigiler pour qu’elle le reste. Quant à l’instruction, elle ne fait pas exception.  

Elle est incluse dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Déclaration universelle des droits de l’homme met en évidence son rôle dans le « plein épanouissement de la personnalité humaine ». La Constitution de la Belgique reconnaît que chaque personne « a droit à l’enseignement » et que l’« accès » à ce dernier « est gratuit jusqu’à la fin de l’obligation scolaire ». En Espagne – elle aussi une monarchie parlementaire – la Constitución affirme un « droit » généralisé « à l’éducation ». Ensuite, elle rend une partie du parcours scolaire « obligatoire et gratuite », tout comme le fait la Costituzione della Repubblica Italiana après avoir déclaré que « l’école est ouverte à tout le monde ». En France, « l’égal accès […] à l’instruction » est constitutionnellement garanti, avec celui « à la formation professionnelle et à la culture ». Ceci juste pour faire référence à quelques états membres de l’Union européenne et garder à l’esprit que nous parlons d’un service que toute la population aurait raison de revendiquer, au moins dans les contextes que l’on aime appeler occidentaux. 

Cependant, à Kaboul, les choses ne suivent pas la même logique. Le 23 mars 2022, une élève vient d’ouvrir son livre. Dans sa classe, tout le monde commence à prendre des notes et le fait d’être là laisse croire à un retour à la normale. Une illusion qui dure jusqu’à quand quelqu’un frappe à la porte. Au travers d’un silence accablant, la consigne est claire  : « les filles doivent rentrer chez elles ».  

Dans le Pays, la fermeture des collèges et lycées pour les étudiantes est décrété « quelques heures seulement après leur réouverture ». À la fin de l’année, les « universités » leur sont également « interdites » sous prétexte d’un non-respect présumé du « code vestimentaire »  et – dans une partie des campus – de la séparation entre « les hommes et les femmes ». 

Est-ce si surprenant ? Probablement non. Au moins dans un contexte où les « talibans » ont trouvé – aisément et sans aucun embarras – plusieurs manières de durcir « les restrictions à la liberté des femmes », comme l’imposition du « port en public de la burqa » et la suggestion – pour utiliser un euphémisme – de « rester à la maison » si « elles n’ont pas d’importante tâche à effectuer à l’extérieur ».  

L’Afghanistan occupe la dernière place (numéro « 146 ») dans le classement proposé par le Global Gender Gap Report 2023, en s’avérant « le seul pays où » le « score » relatif à l’« educational gender parity » est inférieur à « 50 % » et le « sous-index » concernant l’émancipation politique est à « 0 % » de « parity score ».  

Quant à la possibilité de faire des études, comme un rapport d’Amnesty International l’explique, à la « fin de l’année » 2022, « les femmes et les filles se sont retrouvées cantonnées à l’enseignement primaire ». En outre, elles « avaient de moins en moins la possibilité d’accéder librement aux autres espaces publics » et étaient obligées de « se faire accompagner d’un chaperon (mahram) pour toute sortie hors du domicile ». Clairement, ce ne sont que quelques-unes des mesures mises en place par un régime qui bafoue les droits de la population tout entière (à partir de la liberté d’exprimer sa propre opinion), censure la presse et arrête les journalistes, impose « la conversion du système judiciaire aux principes religieux de la charia » et démantèle « des anciennes structures gouvernementales » comme le ministère des Affaires de la femme (remplacé par le ministère de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice) et la Commission indépendante des droits de l’homme en Afghanistan. 

Un Etat où, en 2022, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, 97 % des personnes « vivait dans la pauvreté, contre 47 % en 2020 », dans un cadre économique rendu encore plus précaire par des facteurs comme l’isolement international, le « gel des réserves (…) en monnaies étrangères et la réduction de l’aide au développement », la « sécheresse, les crues soudaines, les séismes et d’autres catastrophes naturelles ».  

Un compte rendu publié en 2023 par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) nous informe du fait que le produit intérieur brut a subi une contraction en 2021 de 20,7 % et qu’une diminution ultérieure de 3,6 % aurait eu lieu en 2022. Avec un PIB d’environ 14,3 milliards de dollars en 2021 et plus de 40 millions d’habitants, le pays aurait un « revenu par tête » parmi les « plus bas dans le monde ». En outre, l’étude met en évidence l’incompatibilité entre une amélioration concrète de la situation économique et sociale et l’exclusion des femmes – progressive et en cours, l’on peut ajouter – du système éducatif et du marché du travail. Une remarque parfaitement réaliste, mais qui n’a pas beaucoup de chance d’être prise au sérieux par un régime qui se fonde, entre autres, sur une discrimination de genre nette. Una marginalisation – en fait et en droit – qui va de pair avec un manque croissant même des structures utiles à protéger, dans certains cas, la sécurité de la population féminine. 

Un article de Nicholas Yong pour le site de BBC News nous explique que, selon la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan, ici, les violences contre les femmes et les filles, déjà connues pour leur fréquence « élevée avant » le retour des talibans, sont devenues de plus en plus communes.  

Cela dans un contexte où aucun des « 23 centres spécialisés pour la protection des femmes sponsorisés par l’État et gérés par des organisations non gouvernementales » ne semble plus fonctionner, comme un rapport de la MANUA, paru en décembre 2023, le montre. Des refuges actifs jusqu’au « 15 août 2021 » et, en l’absence desquels, une « prison » deviendrait la destination probable d’une victime (ou « survivante ») de violence basée sur le genre n’ayant pas de proches de sexe masculin avec qui habiter et pour laquelle il y a des risques en termes de « sécurité ». Une approche similaire à celle suivie « pour loger toxicomanes et sans-abri à Kaboul »

Dans une école secondaire de la première ville du Pays, le 23 mars 2022, une fille semblait – après des mois – avoir retrouvé sa classe, la possibilité d’acquérir des connaissances et construire son propre avenir.  

La porte qui s’ouvrait et quelques mots lui ordonnant de retourner chez elle déchiraient toute image de futur dans sa tête. Ses attentes s’effondraient comme un château de cartes, de la même manière que l’avait fait le gouvernement en fonction au moment de la retraite des troupes américaines et de l’OTAN.  

L’établissement du nouveau règne des talibans a déclenché un encadrement progressif de la société afghane dans un système de règles étouffantes, laissant à l’autonomie des individus de moins en moins de place. À la base de cette structure une vision obscurantiste de la réalité et un dessein politique qui, en substance, n’as pas changé dans le temps et dont la subordination de la population féminine fait partie. Une population cachée par les vêtements qui lui sont imposés ou par les murs des maisons, soumise à la tutelle juridique des hommes et n’ayant accès qu’à un enseignement de base. Privée, littéralement et en grande partie, du droit de faire entendre sa voix en public, comme les mesures promulguées pendant la deuxième moitié du mois d’août 2024 le confirment. 

Pendant les derniers jours de la même année, les « autorités de facto » ont manifesté leur intention de révoquer « les licences des organisations non gouvernementales » qui « continuent à employer des femmes afghanes », en insistant sur une « interdiction » dont « le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme » sollicite, clairement, l’annulation. 

D’affirmer que tout cela nous surprend dévoilerait – admettons-le – une certaine hypocrisie, que l’on veuille critiquer explicitement la stratégie occidentale ou pas.  

Est-ce qu’il y a eu, pendant les vingt années précédentes, au moins un signe concret laissant imaginer qu’un retour du régime taliban sans une approche fondamentaliste conforme à celle du passé était une hypothèse crédible ? Honnêtement, et en considérant aussi la faiblesse des institutions en place en août 2021, quelle était la probabilité que les choses se passent autrement ? 

Pour aller plus loin : Parlerdeménage’s Weblog

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