Jennyfer, La Halle, Caroll, Sarenza, Quiksilver… L'appétit sans bornes du groupe Beaumanoir dans un marché du vêtement en pleine crise

Son nom est inconnu du grand public, mais pas ses enseignes. Avec Morgan, La Halle, Caroll, Bonobo, Bréal, Cache-Cache, Sarenza, ou encore Quiksilver, Billabong, Roxy, DC Shoes et Element, le groupe Beaumanoir est présent dans l'armoire de nombreux Français. Un empire du textile qui s'est encore étendu, jeudi 12 juin, avec le rachat de la marque de prêt-à-porter pour adolescentes Jennyfer, validé par le tribunal de commerce de Bobigny. 

La proposition de l'entreprise bretonne, dont le siège se trouve à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), de reprendre 350 des 999 salariés et 26 des près de 220 boutiques a été préférée à celle de son principal concurrent Pimkie. L'enseigne Celio reprend également une partie des employés et sept magasins.

"C'était l'offre la plus sérieuse", analyse Elodie Ferrier, secrétaire fédérale CGT Commerces et service. Cette syndicaliste, en première ligne pour la défense des salariés du secteur, voit positivement l'intérêt porté par le groupe Beaumanoir à l'enseigne. "Si l'on regarde ce qui s'est passé ces dernières années pour ce groupe, on se dit qu'il a les reins suffisamment solides", anticipe-t-elle.

Un spécialiste des reprises d'entreprises en déclin

Avec ses 2 700 magasins et son volume d'affaires consolidé de 3 milliards d'euros déclarés en 2024, le groupe, géré en famille, a de solides arguments. Mais dans un contexte de crise du prêt-à-porter, et face à la concurrence de la vente en ligne, de la seconde main et de l'hyper fast-fashion, cette réussite a de quoi intriguer.

Dans le cas de Beaumanoir, le malheur des uns fait le bonheur des autres, analyse Philippe Moati, professeur émérite d'économie à l'université Paris-Cité et cofondateur de l'Observatoire société et consommation. La croissance du groupe repose en grande partie sur les difficultés financières de ses concurrents. 

Le groupe, qui a vu le jour dans les années 1980 avec l'enseigne Cache-Cache, s'est en effet positionné ces dernières années pour racheter des entreprises en déperdition, avec l'ambition de les remettre sur les rails. L'intérêt pour Beaumanoir de telles transactions ? Profiter en retour de la "notoriété établie, de l'ADN distinctif et de la clientèle historiquement fidèle" de ces marques, explique le groupe à franceinfo.

Un groupe qui "a le nez creux"

Ainsi, lorsque Vivarte, groupe leader du secteur dans les années 2000 (Caroll, Chevignon, Kookaï, La Halle, Minelli, Naf Naf ou Pataugas), se retrouve en déroute, Beaumanoir se met en alerte. En pleine crise du Covid-19, il reprend la quasi-totalité de l'activité mode de La Halle "à un prix défiant toute concurrence", se souvient Jean-Louis Alfred, ancien coordinateur CFDT chez Vivarte, qui avait accompagné les salariés à l'époque. "Je n'avais pas perçu ce rachat d'un très bon œil", tient-il à rappeler, tout en admettant que Beaumanoir "a eu le nez creux" avec cette opération.

S'ensuit un plan de redressement et, quinze mois plus tard, un "retour à l'équilibre" des comptes de la marque, annoncé fièrement dans la presse par son président-fondateur, Roland Beaumanoir.

"Beaumanoir est l'un des rares dans l'équipement à la personne à surnager ; la plupart de ses concurrents sont en perdition."

Jean-Louis Alfred, ancien coordinateur CFDT du groupe Vivarte

à franceinfo

Bis repetita à peine quelques mois plus tard : en octobre 2021, Beaumanoir se saisit de l'enseigne de vêtements féminins Caroll, également laissée orpheline par le naufrage de Vivarte, et la redresse. En 2022, c'est au tour du site de vente en ligne Sarenza de passer sous son giron. Plus récemment, il rachète le spécialiste des marques de glisse Boardriders Europe et obtient les droits d'exploitations de Quiksilver, Roxy, DC Shoes ou encore Billabong en Europe de l'Ouest. "Nous avons développé une méthodologie de redressement qui a fait ses preuves, combinant rationalisation opérationnelle, repositionnement stratégique et revitalisation de l'offre", affirme le groupe à franceinfo.

Des salariés laissés sur le carreau

Ce succès ne se fait pas sans casse sociale : à chaque rachat ou presque, une partie des salariés reste sur le carreau. "Lorsque nous reprenons une marque en difficulté, nous héritons souvent de structures dont le dimensionnement n'est plus adapté à la réalité économique actuelle", se défend le groupe. "Notre premier objectif est de sauver un maximum d'emplois viables sur le long terme, plutôt que de maintenir artificiellement des postes qui ne seraient pas soutenables économiquement", assure-t-il. 

"Racheter des acteurs en difficulté permet à Beaumanoir de grossir à bas coût."

Philippe Moati, professeur émérite d'économie à l'université Paris-Cité

à franceinfo

Pour continuer de grossir en restant rentable, le groupe a aussi décidé de se diversifier. Cache-Cache et Jennyfer visent les jeunes femmes, Bonobo concentre son offre autour du jean, La Halle se destine aux familles, Bréal à une clientèle senior, Morgan et Caroll au commerce plus haut de gamme. Avec l'acquisition récente de Boardriders, le groupe cible enfin une clientèle jeune et internationale et se rapproche du marché du sport extérieur.

La 247e fortune de France

Une stratégie qui fait du groupe "l'acteur le plus intéressant du marché français avec Kiabi", souligne Philippe Moati. Dans un contexte de crise,"le futur du textile sera dans cette capacité à segmenter les marchés pour ne pas proposer la même chose à tout le monde", décrypte-t-il. "Beaumanoir, avec ses dernières acquisitions, a eu des positionnements complémentaires et pertinents", ajoute ce spécialiste.

"Chaque marque cible une clientèle spécifique avec un positionnement et un ADN clair."

Le groupe Beaumanoir

à franceinfo

En plus de ses marques, Beaumanoir détient également C-Log, une filiale logistique qui gère le flux des arrivées de vêtements. Un avantage compétitif majeur en matière de gestion des stocks et de rapidité de mise en rayons. L'industriel peut également se vanter d'avoir anticipé le passage à l'e-commerce et a mieux résisté à la crise sanitaire qu'une partie de ses concurrents. 

Plus de quarante ans après la création de Beaumanoir, l'empire du textile se porte bien, et son fondateur également. Le Malouin de 76 ans figure à la 247e place des plus grandes fortunes de France du classement de Challenges de 2024. 

Le groupe a tout de même essuyé quelques échecs industriels ces dernières années. L'internationalisation, commencée par une importante implantation en Chine, a finalement été abandonnée pour se concentrer sur le marché européen. De même, Beaumanoir s'est positionné à deux reprises, en 2007, puis en 2020, pour racheter la marque Naf Naf, sans succès. "Je me suis accroché comme un malade. Je me suis fait doubler dans la nuit. (…) J'étais fou furieux", racontait l'homme d'affaires dans les colonnes de Ouest-France.

Jamais deux sans trois ? Racheté par un repreneur turc, Naf Naf connaît, depuis fin mai, un nouveau redressement judiciaire. Reste à savoir si Beaumanoir compte se positionner une nouvelle fois sur ce dossier, devenu un véritable serpent de mer. Interrogé par franceinfo, le groupe ne s'est pas prononcé.