En matière de transmission de patrimoine aussi, les super-riches pratiquent l’évitement. Parmi les nombreuses niches fiscales disponibles pour limiter leur contribution au budget de l’État et garantir la fortune de leur progéniture, le pacte Dutreil est de plus en plus prisé. Destiné à l’origine à garantir la pérennité de l’appareil productif et son maintien entre des mains françaises, le dispositif permet, sous certaines conditions, d’exonérer d’impôts 75 % de la valeur d’un bien professionnel.
Mais, dans la réalité, « on pourrait considérer que le pacte Dutreil est largement détourné de son objet et utilisé principalement à des fins d’optimisation fiscale », écrivaient déjà fin 2023 les députés Jean-Paul Mattei (les Démocrates) et Nicolas Sansu (Parti communiste) dans leur rapport sur la fiscalité du patrimoine.
Tableau de maîtres et maisons de famille
La formule est une litote, tant les abus sont légion. Premier problème, « la définition d’un bien professionnel est très large et permet d’y faire entrer tout un tas de choses », explique Layla Abdelké Yakoub, responsable justice fiscale et inégalités de l’association Oxfam. Peuvent ainsi bénéficier de l’abattement de 75 %, des propriétés familiales passées en société civile immobilière (SCI), n’importe quel bien inclus dans une holding, y compris des œuvres d’art et actions même d’entreprises étrangères, sans limite de montant.
Le pacte Dutreil peut de plus être combiné avec tout un tas d’autres avantages fiscaux. Résultat, la taxe sur un bien transmis dans ce cadre peut se limiter à 5 %, loin des 45 % appliqués en principe au-dessus de 1,8 million d’euros. Ce cumul des exemptions fiscales concerne surtout les donations avant décès, qui par suite représentent plus de 90 % des pactes signés. « Grâce à ça, Bernard Arnault peut céder 100 millions d’euros de ses parts à ses enfants et ne payer des droits de succession que sur cinq millions », résume Nicolas Sansu, auteur d’une proposition de loi (PPL) pour recadrer le pacte Dutreil sur sa fonction initiale.
Au final, l’héritage des très riches taxé à 5 %
Cerise sur le gâteau, « quand les bénéficiaires d’actions dans le cadre d’un pacte Dutreil les revendent, la taxe sur la plus-value ne s’appliquera pas aux 75 % qui ont bénéficié de l’abattement, mais seulement sur les 25 % restant », tempête le député PCF. D’autant plus scandaleux que la durée durant laquelle ils sont obligés de garder ces titres est passée de seize ans à quatre ans.
Signe que le dispositif, dont personne ne conteste l’utilité dans son principe, est devenu avant tout une arme pour échapper à l’impôt : il est trois fois plus utilisé aujourd’hui qu’en 2015. Surtout, son usage se concentre sur les plus fortunés, dont le patrimoine est le plus constitué de biens professionnels. « Environ 40 % du total concerne des pactes d’une valeur supérieure à 60 millions d’euros », indiquait, fin 2021, une étude du Conseil d’analyse économique (CAE) basée sur des chiffres de 2016.
Cet usage détourné du pacte Dutreil a un coût budgétaire. Mais il est impossible à chiffrer. « Pour les successions et les donations, rien n’est informatisé. Tout est sur papier. Difficile de ne pas y voir une volonté politique de ne pas savoir », dénonce Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam. Pendant dix ans, la Direction générale des finances publiques a assuré avec constance que le pacte Dutreil représentait 500 millions de manque à gagner alors que leur nombre explosait. En 2021, le CAE avait d’ailleurs avancé un montant situé entre 1 milliard et 2 milliards d’euros.
Le camp des privilégiés se fissure
La volonté de réformer le pacte Dutreil rencontre de fortes résistances. En débattant de sa PPL le 6 juin dernier à l’Assemblée, Nicolas Sansu s’est heurté à une levée de boucliers allant du centre à l’extrême droite. « Nous sommes très attentifs à toutes les menaces qui planent sur le pacte Dutreil », avait d’ailleurs prévenu, la veille, le président du Medef, Patrick Martin. L’idée n’est pourtant pas de tout changer. « Ils expliquent tous que nous allons mettre le petit boulanger en péril. Pas du tout. Nous n’avons jamais remis en cause le dispositif. On veut juste s’attaquer aux mécanismes d’optimisation qui, derrière l’image du petit, profite surtout aux gros », réplique Nicolas Sansu.
Reste que derrière ce front uni, le vernis craque. « C’est un signe qu’on en parle de plus en plus. Des milliers d’euros sont en jeu et pourtant, ce sont des sujets qui ont longtemps été tabous », souligne Layla Abdelké Yakoub, dont l’organisation a longtemps prêché dans le désert sur ces questions de justice fiscale. Le député communiste constate aussi ce changement : « Il devient difficile pour la droite et le gouvernement de justifier que les milliardaires doivent gagner encore plus. »
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