Quelle idée lumineuse a eu l’historien Olivier Grenouilleau de s’intéresser à la fête de Noël, de ses origines à nos jours, pour tenter de démêler les diverses traditions qui y sont attachées et leurs significations, selon les lieux et selon les époques, de la grotte de Bethléem à la cheminée du Père Noël. En lisant Noël toute une histoire, on découvre que nombre d’idées inexactes ou simplistes circulent à propos des rites de Noël, et c’est le grand mérite de cet essai historique joliment illustré que de faire la part des choses sans prétendre imposer d’explications univoques. L’auteur, aussi savant que modeste, s’appuie sur une épaisse bibliographie de livres d’historiens, de folkloristes, d’ethnologues et de psychanalystes. Mais il prévient dès l’introduction qu’il est impossible d’établir une généalogie certaine des coutumes liées à Noël, une fête qui décidément conserve un je-ne-sais-quoi de mystérieux, avec son cœur chrétien recouvert de merveilleux.
Il y a certes des coutumes dont la source est connue. De quand date, par exemple, le célèbre cantique « Douce nuit, sainte nuit » - « Stille Nacht, heilige Nacht » en allemand ? Il a été chanté pour la première fois dans la nuit de Noël 1818 près de Salzbourg. La même année exactement que notre « Il est né le divin enfant » ! Car les Européens du XIXe siècle, témoins de grands bouleversements, des révolutions politiques à la révolution industrielle, ressentirent le besoin de ranimer des traditions de Noël dont ils craignaient qu’elles ne disparaissent dans la tourmente des temps modernes. En témoigne le magnifique conte de Noël de Charles Dickens, Christmas Caroll, paru en 1843, qui lance un genre littéraire amené à faire florès, l’histoire de l’ignoble Mr Scrooge, dont le cœur sec comme un caillou, au cours d’une nuit de Noël, va lentement s’ouvrir sous l’action d’un Esprit qui le transporte dans son passé et son avenir. Noël est « le seul moment » dans « le calendrier de l’année, où hommes et femmes semblent d’un commun accord ouvrir librement leurs cœurs longtemps fermés et traiter les gens qui leur sont inférieurs non en créatures d’une race différente marchant vers une autre destinée, mais comme leurs vrais compagnons de voyage sur le chemin du tombeau », écrit Dickens.
Mais qu’en est-il du Père Noël dont certains pensent un peu vite qu’il a été créé de toutes pièces par une campagne de publicité de Coca-Cola en 1931 ? Et la tradition des cadeaux ? Ces questions-là nécessitent de remonter loin dans le temps.
Des groupes de jeunes clercs déguisés
Le livre commence par un inventaire des fêtes romaines qui préexistèrent au Noël chrétien dans les semaines suivant le solstice d’hiver, les Saturnales, la fête de Mithra qui célébrait la naissance du Soleil le 25 décembre, les calendes de janvier où l’on offrait des étrennes en accrochant du laurier sur sa porte. Mais l’auteur n’est pas convaincu par certaines théories selon lesquelles Noël devrait beaucoup à ces fêtes antiques : « Les raisons pour lesquelles, les chrétiens ont finalement choisi d’adopter Noël n’ont pas grand-chose à voir avec l’existence d’autres fêtes, païennes, qu’il aurait fallu contrer ou remplacer ». Il rappelle qu’il a fallu attendre quatre siècles pour que la Nativité de Jésus devienne une grande fête du calendrier liturgique - l’Église primitive était focalisée sur la Passion et la Résurrection. Il semblerait que ce soient des raisons théologiques, pour arrêter une hérésie qui voyait dans le baptême du Christ par Jean-Baptiste le moment inaugural où Dieu l’adopte, que l’Église de Rome ait décidé de fêter la naissance de l’Enfant Dieu.
Grenouilleau, dont la connaissance du christianisme est savante mais pas intime, montre par d’ailleurs que la symbolique des mythes romains n’a rien à voir avec celle de la fête chrétienne laquelle révolutionne la conception du don, du sacrifice, de la lumière et bouleverse la façon d’envisager l’enfant, souvent considéré comme une menace par les rois, dieux ou pères de l’Antiquité. Il cite à l’appui le sermon 158 de Pierre Chrysologue (406-450), inouï à cette époque : « De quelle barbarie la petite enfance ne triomphe-t-elle pas ! quelle brutalité n’adoucit-elle pas ! (…) Que n’exige-t-elle pas en fait d’amour ! quelle tendresse n’obtient-elle pas ! Cela, les pères le savent, les mères le ressentent, le cœur des hommes l’atteste. C’est donc ainsi qu’a voulu naître Celui qui a voulu être aimé et non faire peur. »
Ce sont sans doute les liens précoces entre le profane et le sacré, autour de l’Enfant Jésus, qui expliquent en partie la pérennité, jusqu’à nos jours, de la fête de Noël
Grenouilleau
Et l’âne et le bœuf qui ne sont pas mentionnés dans les évangiles canoniques, d’où sortent-ils ? En tout cas, ils sont très tôt pris au sérieux, comme le montre un sermon d’Origène (185-253). Les crèches, s’il a fallu attendre le XIXe siècle pour qu’elles se répandent au sein des foyers, on en trouve dès le Ve siècle dans le chœur de certaines églises où des poupées incarnent les personnages de la Nativité. On invente ensuite les crèches vivantes, jouées par des fidèles (une tradition antérieure à François d’Assise auquel on en attribue parfois la paternité). De là, on passe aux drames liturgiques puis aux Mystères, toute une riche littérature théâtrale qui met en scène la Nativité. À partir du XIIIe siècle, ces spectacles en langue vulgaire, très populaires, qui mêlaient le drame et le burlesque, le profane et le sacré, sont poussés hors des églises, renvoyés sur les parvis. Au XVIe siècle, on essaie de les encadrer. Puis Louis XIV supprimera carrément les confréries qui les organisaient.
Une autre tradition de Noël très vivante et durable au Moyen Âge, dont les rites furent codifiés par l’Église avant d’être condamnée au XVe siècle par le concile de Bâle, voyait des jeunes gens aller de porte en porte à la campagne pour quêter des friandises. En ville, c’étaient des groupes de jeunes clercs déguisés et exubérants qui quémandaient de l’argent dans les rues, promettant la bénédiction de Dieu aux généreux, et aux autres… (selon le même principe que le « trick or treat » d’Halloween !) On était encore loin du cadeau de Noël, mais on y arrive, car contrairement à ce qu’on a pu dire, il n’a pas été inventé au XIXe siècle par le capitalisme.
Des autorités ont tenté d’éradiquer Noël
Ainsi, au XVe siècle, à Fribourg-en-Brisgau, on emplissait de fruits et de sucreries l’arbre trônant dans une salle de l’hôpital du Saint-Esprit. Ses branches étaient secouées et les malades ramassaient ce qui tombait : un ancêtre de notre sapin de Noël ? Dans le même esprit, un manuscrit de l’hôpital de Strasbourg de1412 indique que, pour Noël, il faut offrir un grand pain d’épice ou deux petits à chaque lépreux. Des friandises mais aussi des jouets : dans le célèbre Mystère d’Arnoul et Simon Gréban, joué pour la première fois en 1450, un berger offre à l’enfant Jésus, une « hochette très bien faite qui dira clic-clac à l’oreille» et un « beau calendrier de bois ».
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Et puis saint Nicolas surgit de la nuit… vers le XVIe siècle, on ne sait trop comment, ce saint très populaire pour ses miracles est pourvu, en terres réformées, d’une nouvelle fonction : il est supposé récompenser les enfants sages par des présents. Mais il n’est pas le seul ancêtre du père Noël. En 1616, par exemple, Christmas, his masque, une comédie burlesque de Ben Johnson, ami et rival de Shakespeare, met en scène un Noël personnifié, un vieillard à longue barbe, en pourpoint et chausses, portant un haut chapeau. Deux siècles plus tard, en 1823, Clement Clarke Moore, professeur d’hébreu, écrira un texte qui devint fameux, The night before Christmas : « Dans toute la maison/Nul être ne bougeait, pas même une souris/Les chaussettes pendaient, près de la cheminée/Espérant la venue du bon saint Nicolas… » Santa Klaus arrivera bientôt chez nous…
Et la bûche ? Avant d’apparaître sur les tables bourgeoises, elle était brûlée dans les cheminées le 24 décembre selon des coutumes précises. En 1597, un jeune homme rédige une description circonstanciée du rituel tel qu’il est pratiqué dans une ferme d’Uzès, un cérémonial délicieusement païen - on se souvient ici que païen a la même racine que paysan – accompagné de prières très chrétiennes, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
« Ce sont sans doute les liens précoces entre le profane et le sacré, autour de l’Enfant Jésus, qui expliquent en partie la pérennité, jusqu’à nos jours, de la fête de Noël », note Grenouilleau. Noël a eu des ennemis : en Angleterre, au XVIe siècle, les autorités protestantes tentent de l’éradiquer. Les puritains en Amérique sont encore plus intransigeants : dans le Massachusetts, en 1670, fêter Noël est passible d’amende. Avant la Première Guerre, les libres penseurs français s’y essaieront aussi, proposant de célébrer à la place « l’éternelle nativité de la pensée révolutionnaire ». Mais ces pisse-vinaigre seront balayés par les trêves et fraternisations de Noël dans les tranchées de 14 : ce miracle-là, si bouleversant, on ne le doit pas au Père Noël de Coca-Cola. Alors béni soit Noël encore en 2024 !