Jacquemus, Giacometti et le pull sur les épaules
Ce lundi, c'est l'effervescence à la Fondation Maeght. La jeune responsable «réseau social» est débordée par les demandes sur Instagram depuis que le compte de Jacquemus a annoncé que le designer y présenterait son défilé de l’été 2024. Après son show très «image» à Versailles en juillet dernier, Simon Porte Jacquemus opère son retour aux sources, en Provence, avec cette collection «Sculptures», plus réelle et sophistiquée, qu'on qualifierait si le mot n'était pas si galvaudé de «mature». Elle n'est pas sans rappeler le défilé Les Santons d'il y a sept ans, tournant dans sa carrière, qui lui avait donné une légitimité en tant que designer et fait décoller le chiffre d'affaires.
Alors à chaque fois que ce trentenaire, très instinctif, perd un peu le fil de sa création et sent son business moins conquérant (même si l'on reste sur une croissance insolente), il revient à l'essentiel, à cette fameuse saison fondatrice. Aujourd'hui comme à l'époque, on retrouve une silhouette noire, en courbe, organique, artistique, sensuelle tout en étant portable pas seulement par les influenceuses qui n'ont pas froid aux yeux, ni ailleurs, mais par (presque) toutes les femmes.
Pour la plupart des 200 invités, c'est une première à Saint-Paul-de-Vence. Alors on s'extasie, on photographie, on hashtague, le café de la place, les boules de pétanque, les œuvres et les mosaïques de la Colombe d'Or (privatisée, chose rare !) où sont descendus bon nombre d'entre eux. Un journaliste new-yorkais est tout de même un peu déçu d'apprendre que les Picasso et Matisse aux murs de la légendaire auberge sont des copies, les originaux étant en lieux sûrs. « D'ailleurs, lorsqu'ils ont vendu il y a trois mois le Miro pour 20 millions d'euros, ils ont aussi décroché le faux », raconte une connaisseuse des lieux.
En revanche, à la Fondation Maeght, tout est vrai. Elle est particulièrement belle, ce jour-ci, sous le ciel bleu, envahi par les jeunes gens tout de Jacquemus vêtus, pour le plaisir d'Isabelle Maeght. « La Fondation est faite pour accueillir la jeunesse, et la mode chez nous a toujours fait partie des arts. Ma mère était mannequin chez Christian Dior, elle et ma grand-mère s'habillaient chez Dior, Givenchy et Balenciaga. D'ailleurs, c’est Cristobal Balenciaga qui a offert le Christ de la Chapelle Saint-Bernard de la Fondation !, confie la petite-fille de Marguerite et d’Aimé Maeght. Et puis, j'ai beaucoup d'affection pour Simon, son travail correspond à notre philosophie et il y a ces correspondances esthétiques avec sa mode. Nous avons d'ailleurs choisi ensemble les Giacometti qui sont dans les salles, comme devant vous, la Femme Cuillère (1926-1927). » Derrière les courbes de ce bronze unique au monde, un attroupement de photographes professionnels et amateurs s'est formé face à Julia Roberts, ravie d'être ici. Puis, les objectifs se déplacent quelques places plus loin pour immortaliser Kylie Jenner et sa fille de 5 ans Stormi. « La Fondation n'est pas bloquée dans le passé, elle est bien dans son époque. Et nous espérons que cette visibilité offerte par Jacquemus attirera de nouveaux jeunes gens, poursuit Isabelle Maeght. Nous avons été le premier musée à faire entrer gratuitement les enfants parce que pour mes parents, ils représentaient notre avenir... et nos futurs visiteurs! Certains aujourd’hui sont même de la cinquième génération.»
Simon, lui, n'est pas venu enfant à la Fondation, « je ne sais même pas si mes parents connaissaient, mais dès que, jeune, j'ai vu des photos des lieux, j'ai su que j'y présenterai un défilé. Parce que nous partageons tant : le style de vie, le sens de l'humour, la porte ouverte, la poésie… C'est l'art et la famille, raconte le styliste français quelques minutes après le défilé, qui comme à son habitude à fait venir, sa grand-mère, cousins, cousins, etc. L'idée de ce défilé est née de deux inspirations a priori opposées. À savoir Giacometti et les clichés du style bourgeois des années 1980-90, avec le pull sur les épaules, les références à l'équitation, etc. Le résultat est une sorte de ’luxe pop’, avec toujours cette épaule ronde qui vient du costume provençal et une sensualité moins frontale, pour une femme plus adulte. Luxe aussi parce que nous avons encore élevé notre fabrication en changeant d'usine, comme avec ce cuir (embossé façon croco sur un très beau trench porté par le top Gigi Hadid en ouverture du show). J'ai créé ma marque il y a quinze ans, je veux qu'elle ressemble à celui que je suis aujourd'hui. » Il en a assez d’être résumé à un phénomène d’Instagram et à un marque «marketing». «Moi, quand je me réveille le matin, je regarde des tableaux de Bacon, les intérieurs de Jacques Grange, les œuvres de de Giacometti, Braque et Calder. » Dont les géométries aériennes font écho à sa grammaire de rond et de carré.
Ces jours-ci, toutes ses équipes déménagent (encore) dans un siège social plus grand, ils y seront 300. Dans quelques mois, il ouvrira sa première boutique à New York. Cette collection arrive à point nommée, montrant qu’il est loin d’être essoufflé. La Fondation, elle, espère augmenter un peu sa fréquentation, actuellement de 30000 visiteurs par an, mais pas au détriment de la qualité de la visite. « Cette année, ce sont nos 60 ans, conclut Isabelle Maeght. Que nous allons célébrer entre autres avec l'exposition sur Bonnard et Matisse - papa qui lui aussi assiste au défilé est sans doute l'un des dernier à les avoir connu tous deux.»