«Sans l’alignement du ministère de l’Intérieur et de la Justice, les influenceurs algériens n’auraient jamais été interpellés»
Entrepreneur et professeur à Sciences Po, Fabrice Epelboin est spécialiste des réseaux sociaux.
LE FIGARO. - Les arrestations en cascade de plusieurs influenceurs algériens relèvent-elles d’une nouvelle vague d’ingérence, inédite en un sens ?
Fabrice EPELBOIN. - D’abord, ces influenceurs partagent, du moins dans leurs propos, une profonde détestation de la France alors qu’ils y vivent ; un appel à passer à l’action, également, en cohérence avec cette détestation. Première remarque, nous ne disposons aujourd’hui d’aucune preuve qu’il s’agit d’une ingérence plutôt que d’initiatives isolées. D’autant plus que, fondamentalement, il n’y a rien de bien nouveau : la seule nouveauté, c’est que les autorités se saisissent du problème. À considérer qu’il s’agisse d’une ingérence, on a déjà connu bien des cas tout à fait similaires avec des influenceurs payés par la Russie ou les États-Unis, ou par des entités payées par ces pays en sous-main. Les appels haineux contre la France sont donc très classiques, des nombreux morceaux de rap s’en chargent déjà parfaitement. Et, avant l’arrivée de Trump au pouvoir en 2016, on ne s’en souciait guère. Ce n’est que récemment qu’on s’est mis à qualifier ce genre d’opérations d’ingérences.
Dès lors, qu’est-ce qui motive ce volontarisme soudain des autorités ?
Deux éléments favorisent la séquence d’interpellations à laquelle on assiste. D’une part, un contexte géopolitique très tendu entre la France et l’Algérie, car il existe des armées de trolls marocaines parfaitement identifiées dont personne ne parle, établies depuis plus de dix ans en vue d’intimider l’opposition marocaine en exil. D’autre part une forme de synergie inédite entre les ministères de l’Intérieur et de la Justice. Concrètement, ces provocations n’auraient abouti à aucune conséquence s’il y avait, comme très souvent ces dernières années, une place Beauvau tenue par la droite et une place Vendôme à gauche. Là, il a dû y avoir non seulement une coordination entre les deux, mais aussi la possibilité que ça accouche d’autre chose que d’un non-lieu.
La justice française étant ce qu’elle est, ça n’ira sûrement pas beaucoup plus loin, mais on observe au moins un modus operandi visant à couper court à ce type de provocations.
Fabrice Epelboin
Ceci dit, quelques cas ne font pas une vague. Simplement, comme l’État se bouge tout à coup, on en parle. En d’autres temps, ces propos auraient seulement été rapportés à Pharos, la plateforme gouvernementale de signalement des contenus illicites, ce qui aurait potentiellement donné lieu à une fermeture des comptes. Et cela s’en serait arrêté là. L’outil principal de lutte contre ces actes de défiance, soit la justice, est plutôt efficace. En l’espèce, il y a eu des gardes à vue, il y aura manifestement des condamnations, probablement quelques OQTF (obligations de quitter le territoire français). La justice française étant ce qu’elle est, ça n’ira sûrement pas beaucoup plus loin, mais on observe au moins un modus operandi visant à couper court à ce type de provocations.
Outre la justice, de quels leviers numériques l’État dispose-t-il pour contrer ces opérations de propagande antifrançaise ? Le service VIGINUM (service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères) et le DSA (Digital Services Act ) européen ont-ils déjà fait la preuve de leur efficacité ?
Ce n’est pas bien clair, mais il semblerait que Viginum ait été principalement pensé pour lutter contre les ingérences russes, le problème de cette focalisation un peu névrotique étant qu’elle est basée sur une théorie complotiste lancée par Hillary Clinton, le Russiagate, toujours vivace bien que démentie par la justice américaine. Nombreux sont ceux qui restent persuadés que Poutine a fait élire Trump, que le second est une marionnette du premier. Cet esprit a présidé à la création de Viginum en 2021, même si la mode est visiblement davantage aux ingérences américaines. Qui sait s’il se tournera vers d’autres ingérences désormais. Au niveau de l’État, la plateforme Pharos et son système de signalement doivent être suffisamment efficaces pour appréhender le phénomène. Maintenant, les autorités n’en rendent pas compte auprès du public.
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Le Digital Services Act est entré en vigueur en février 2024. Ce texte consiste bêtement à ce que chaque nation de l’Union européenne possède une autorité - l’ARCOM chez nous - qui désigne des signaleurs de confiance, soit la plupart du temps des entités privées, lesquelles patrouillent sur les réseaux sociaux pour remonter d’éventuels contenus à éliminer. L’Arcom a donc nommé des signaleurs de confiance, mais on ne sait qui ils sont, comment ils travaillent, leur efficacité réelle. Évidemment, il est tout à fait possible que l’Arcom désigne des signaleurs chargés de traquer les ingérences algériennes ou marocaines. Dans la mesure où il ne s’agit pas là d’opérations spectaculaires, cela doit être relativement simple à contingenter. En tout cas, une telle opacité me semble néfaste en démocratie.