Régine Hatchondo: «Le festival Partir en Livre peut endiguer la baisse de la lecture chez les jeunes»
LE FIGARO. - C’est la 11e édition de Partir en Livre. Comment se porte le marché littéraire aujourd’hui ?
Régine HATCHONDO. – Le marché est confronté à une baisse de 4% en volume en mai 2025 par rapport à mai 2024 (données Gfk). Nous sommes toujours confrontés à la concentration du secteur, une attention portée sur les auteurs très connus laissant un nombre d’auteurs émergents fragilisés, la montée en puissance du livre d’occasion qui peut à long terme réduire la prise de risque des éditeurs et appauvrir les auteurs… Plus que jamais, il faut mener une politique de reconquête du lectorat, et je suis contente de l’avoir inscrit comme une des priorités du Centre national du livre depuis 2021. Si nous n’arrivons pas à donner ou à redonner l’envie de se rendre en librairie et en bibliothèque pour découvrir de nouveaux écrivains, de nouveaux imaginaires, la filière du livre pourrait être en souffrance à long terme.
En avril dernier, dans une étude alarmante que révélait Le Figaro , vous établissiez la chute du temps de lecture chez les Français : moins de la moitié lit quotidiennement. Cette baisse touche l’ensemble des générations, bien qu’elle soit plus marquée chez les 50-64 ans. À qui la faute ?
Le monde évolue, les usages et pratiques culturels aussi. Le temps se raccourcit, l’attention se fragmente et pas seulement chez les jeunes. L’offre culturelle est beaucoup plus riche qu’il y a trente ans, et le désir de faire autre chose que lire peut parfaitement se comprendre. Toutefois, sans être trop caricaturale, les réseaux sociaux et les smartphones, qui sont quasiment greffés à notre main, éloignent de la lecture. De plus, l’étude montre que près de la moitié des lecteurs font autre chose en lisant. Cela empêche totalement de se laisser prendre par l’univers de l’auteur dans le temps long que réclame la lecture pour atteindre le plaisir de lire. Les Anglais disent « brainrot », littéralement « pourrissement du cerveau ». L’expression caractérise un abrutissement numérique et une mémoire aussi trouée que du gruyère. L’image a le mérite d’être claire.
Les médecins et psychiatres alertent sur les dangers des écrans, les enseignants également. Les lignes sont en train de bouger tant sur le plan politique que sur le plan de la société civile.Faisons-nous l’avocat du diable : les Français passent autant de temps par jour devant un écran de loisir qu’à lire par semaine. Mais, les réseaux sociaux jouent aussi un rôle central dans la prescription : 78 % des 15-19 ans et 60 % des 25-34 ans y trouvent des suggestions de lecture…
Tout à fait. Et c’est ce pourquoi, le Centre national du livre s’est très tôt emparé des réseaux sociaux, parce qu’il faut être présent sur ces réseaux pour parler aux jeunes et aux moins jeunes lecteurs. De plus en plus de clubs de lecture virtuels ont été lancés, les internautes trouvent des conseils de lecture donnés par leurs pairs, selon différentes tranches d’âge ou selon différentes communautés. En outre, il y a de plus en plus de jeunes qui manifestent sur les réseaux leur envie de déconnecter.
Le temps de lecture baisse chaque année. Dans dix ans, il pourrait être de moins 50 %...
En effet. C’est pour ça que nous attirons l’attention sur le danger que représente une trop grande fréquentation des écrans. Un sujet qui concerne en premier lieu le livre et la lecture, mais qui au fond dépasse très largement le cadre de notre action. C’est une problématique qui concerne la société dans son ensemble, parents, grands-parents, enfants, frères, sœurs, salariés, médecins et enseignants. Les médecins et psychiatres alertent sur les dangers des écrans, les enseignants également. Les lignes sont en train de bouger tant sur le plan politique que sur le plan de la société civile. Le CNL quant à lui continue ses multiples actions, ses manifestations et événements à travers la France pour redonner à la lecture une place dans nos vies et offrir une alternative riche et apaisante à travers la lecture, la création d’ateliers d’écriture et d’illustrations.
D’où Partir en Livre. Lors de la précédente édition, près de 2.000 communes étaient impliquées dans la tenue des animations. Est-ce qu’un événement comme celui-ci peut enrayer le phénomène ? À quoi va ressembler cette édition ?
Partir en Livre est un des événements qui peut permettre d’endiguer la baisse de la lecture en donnant le goût de lire aux enfants et aux adolescents, jusqu’à 18 ans. 530 auteurs seront présents cette année. 6 000 événements seront proposés, parmi eux le Livrodrome, qui se promène de ville en ville, neuf en l’occurrence, cette année. On sera également présent dans beaucoup de centres sociaux, des librairies indépendantes et de bibliothèques… Sans compter la distribution de 30 000 ouvrages : 15 000 exemplaires de notre recueil de 10 nouvelles inédites Les animaux et nous pour lequel nous avons fait appel à des auteurs phares de la littérature jeunesse, ainsi que 15 000 exemplaires de nos co-éditions avec l’école des loisirs, Pas Sage d’Alex Sanders pour les 0 à 3 ans, « La Baignade », extrait de Taupe et Mulot : Notre part de ciel de Henri Meunier et Benjamin Chaud avec Hélium pour les 5 à 8 ans, et, pour les 7-10 ans, Un chiot nommé Star d’Helen Peters coédité avec Gallimard Jeunesse. Notre ambition reste inchangée : faire en sorte de casser l’idée que la lecture est un plaisir solitaire. Le livre peut être aussi un objet de plaisir qui se partage.
Les Nuits de la lecture ont aussi cette vocation et s’adressent aux familles et aux classes. Le quart d’heure de lecture s’est beaucoup développé dans les écoles. On organise des masterclass dans les collèges et les lycées, 3 800 à ce jour. On soutient également les résidences d’auteurs dans les colonies de vacances, les centres de loisirs, les établissements scolaires… Tout ceci contribue à créer la rencontre entre les jeunes et des auteurs qui change le regard des jeunes sur la littérature. D’une grande qualité, la littérature jeunesse contemporaine française participe à ce renouveau du rapport au livre. Il faut bien comprendre que la lecture permet de développer la compréhension du monde, la construction de notre psyché, et qu’elle nous aide à enrichir notre langue et à développer notre esprit critique.
La période estivale libère des contraintes du quotidien et peut permettre de créer un lien affectif avec le livre.La manifestation s’adresse aux plus jeunes, mais aussi aux parents, voire aux grands-parents. Pour devenir lecteur, il s’agirait donc de montrer l’exemple ?
Tout à fait. Il ne faut pas laisser tomber la lecture à voix haute du soir, même quand les enfants savent lire. Les familles et les adultes ont leur place durant l’événement. La période estivale libère des contraintes du quotidien et peut permettre de créer un lien affectif avec le livre. Partir en Livre est essentiel pour ces raisons. Les parents amènent leurs enfants, ils rencontrent des auteurs, c’est un moment de partage.
Chaque année, le CNL fait en sorte que ses parrains soient des personnalités inspirantes pour les jeunes. Cette année, c’est Coco, la dessinatrice et Lord Esperanza, rappeur : est-ce pour montrer que le livre est pluridisciplinaire ?
Exactement. Lord Esperanza a été très marqué par sa lecture du Petit Prince. Il explique aussi adorer lire, sans musique, les paroles de Brel, et il a tellement raison. De toute façon, la chanson, c’est la musique, certes, mais c’est aussi et beaucoup la poésie du texte. Quant à la dessinatrice Coco, elle se souvient également de ses premiers coups de cœur littéraires, et a un vrai rapport à l’animal, qui est notre thème cette année. À ce sujet, j’invite vraiment tous les adultes et tous les jeunes à aller consulter sur notre site internet, la liste des 50 ouvrages, établie par Anne-Flore Hervé, spécialiste de la littérature jeunesse, autour de la thématique « Les animaux et nous ». On a les incontournables, comme Jean-Claude Mourlevat, mais aussi des découvertes merveilleuses à faire pour tous les âges. Il n’y a pas d’âge pour commencer à aimer lire !