Depuis la salle d’audience du palais de justice d’Avignon, on voit le ciel. Un puits de lumière laisse apercevoir l’étendue bleue, comme pour permettre de respirer. Une architecture bien pensée dans une salle où tout est souvent devenu irrespirable depuis l’ouverture du procès des viols de Mazan, le 2 septembre dernier. Ce mercredi 20 novembre, à 14 heures, Me Stéphane Babonneau s’avance et raconte l’histoire d’une héroïne. Il plaide pour Gisèle Pelicot qui, un matin de 2020, s’est retrouvée seule chez elle après avoir découvert l’impensable, toute sa vie volée par un homme, son mari, qui l’a violée et livrée, sous soumission chimique, à une cinquantaine d’autres.
Elle a pensé mettre fin à ses jours, puis a décidé de vivre, pour ne pas laisser ses trois enfants affronter seuls ce procès qui se dessinait déjà.
Pendant quatre ans, Gisèle Pelicot a beaucoup marché, seule. Des kilomètres parcourus en parlant à voix haute à son mari, Dominique. À lui demander pourquoi. Après des mois passés chez ses enfants, elle a décidé de s’isoler dans un petit village. Elle avait besoin de temps et de solitude. Là, elle est devenue Gisèle, cette femme secrète qui a repris son nom de jeune fille et ne parle jamais de son passé.
«Elle était “morte intérieurement mais évoluant parmi les vivants”, pour reprendre les mots de Gisèle Halimi. Elle a partagé ses rires mais pas ses larmes. On partage un accident de voiture, une maladie, mais pas un viol», assure Stéphane Babonneau. Au fur et à mesure des articles qui paraissaient, dans lesquels la victime était renommée «Marie» ou «Françoise», elle a entendu son nouvel entourage s’offusquer, se questionner… Souvent, elle a rêvé que «Marie» ou «Françoise» soit vraiment une autre femme. Mais c’était bien elle, Gisèle, et désormais tout le monde le sait.
La culture du viol
Le 2 septembre, avec éclat, courage et dignité, elle a renoncé au huis clos et invité la société française à regarder en face la culture du viol et les ravages des violences sexuelles sur les vies, les familles. Les semaines suivantes, elle a retiré ses lunettes de soleil. Et le 20 novembre, alors que ses avocats plaident en son nom, elle se tient droite devant la cour criminelle du Vaucluse. Deux jours avant, David, son fils aîné, s’était lui aussi avancé à la barre. Un fils qui ressemble à son père, vêtu de noir. Il a déclaré : «Je voudrais dire à toutes les femmes, qui sont maman, qui ont des filles, et aux jeunes filles qui commencent leurs vies de femme : s’il vous plaît, n’ayez plus peur. Parlez. Maintenant, l’omerta est terminée.» La honte a changé de camp. L’honneur d’une femme retrouvé.
Christine Bard, historienneOn peut déjà remarquer que le terme « culture du viol », qui était réservé aux féministes, s’est grandement démocratisé ces derniers mois
Inutile d’attendre le verdict du 20 décembre pour dire qu’ils ont déjà gagné leur procès contre les cinquante et un violeurs. Les 25 et 26 novembre, le parquet a requis vingt ans de prison à l’encontre de Dominique Pelicot, la peine maximale pour un viol aggravé, et dix à dix-huit ans de prison pour la majorité de ses coaccusés. Mais qu’en est-il du combat contre la culture du viol, la soumission chimique et la lâcheté ? Pour mesurer les répercussions de ce procès exceptionnel de Mazan, il faudra voir au-delà du verdict.
Le consentement au centre des débats
Dans le hall du tribunal d’Avignon, tous les jours, la foule a applaudi l’arrivée et le départ de Gisèle Pelicot. Dans les rues, des collages sont apparus la nuit, «Un viol est un viol», «Gisèle, les femmes te remercient» … Dans les manifestations aux quatre coins de la France, des femmes brandissent désormais le visage de la victime ou ses mots. En trois mois, Gisèle Pelicot, 71 ans, est devenue une icône. Son nom résonne jusqu’au Chili, aux États-Unis et dans les pays de la trentaine de journalistes étrangers qui ont fait le déplacement pour suivre les audiences, jour après jour.
Le 19 novembre, Gisèle Pelicot, vêtue d’une robe colorée, se tenait à la barre face au président Roger Arata, et a pris la parole pour la dernière fois : «Pendant ce procès, j’ai entendu des choses inacceptables. J’ai envie de dire que ce fut le procès de la lâcheté. Et aujourd’hui, il est grand temps que l’on ouvre les yeux sur cette société machiste, patriarcale. Il est temps que l’on change de regard sur le viol.»
Pour Christine Bard, historienne et auteure de plusieurs ouvrages sur le féminisme, il ne fait aucun doute que le procès de Mazan marquera l’Histoire, au même titre que le procès d’Aix-en-Provence, en 1978, qui permit à Gisèle Halimi de faire du viol un crime. «On peut déjà remarquer que le terme “culture du viol”, qui était réservé aux féministes, s’est grandement démocratisé ces derniers mois», note-t-elle.
Me Camus, l’un des deux avocats de Gisèle PelicotOn peut consentir à un acte sexuel qu’on ne désire pas pour avoir la paix, car on cherche à mettre fin à une situation de harcèlement, pour garder son travail, pour diverses raisons
Dès fin septembre, un sondage Ifop révélait que pour 72 % des Français, l’affaire Mazan est révélatrice de la permanence et de la banalisation des violences sexuelles dans notre société. À travers la levée du huis clos, Gisèle Pelicot a largement contribué, à elle seule, à faire changer le regard sur les victimes de viol : dans la file des gens venus assister au procès, chaque jour un peu plus longue et composée de femmes de tout âge et de quelques hommes, on entendait quotidiennement des récits de «honte qui change de camp».
Le débat au niveau juridique
Sur les plateaux de télévision, le débat se joue aussi à un niveau juridique : la loi actuelle sur le viol est-elle suffisante, alors que 94 % des plaintes sont classées sans suite ? Le Code pénal définit actuellement le viol comme «tout acte de pénétration sexuelle, commis par violence, contrainte, menace ou surprise». Mélanie Vogel, sénatrice écologiste, soutient depuis longtemps l’introduction de la notion de consentement dans la définition pénale du viol, et était déjà à l’origine d’une proposition de loi en ce sens, il y a un an. «La manière dont on définit aujourd’hui le viol revêt une forme de présomption de consentement. Notre Code pénal revient à dire : jusqu’à preuve du contraire, le corps des femmes est disponible», dit-elle.
Si les juristes et féministes s’accordent généralement à dire que la loi n’est pas optimale sous sa forme actuelle, tous ne sont pas d’accord sur la solution à adopter. Me Camus, l’un des deux avocats de Gisèle Pelicot, déclarait en octobre à Radio France : «On peut consentir à un acte sexuel qu’on ne désire pas pour avoir la paix, car on cherche à mettre fin à une situation de harcèlement, pour garder son travail, pour diverses raisons. Et on consent à quoi au juste, à tout acte sexuel, à un acte en particulier ? Il ne faudrait pas que l’introduction de la notion de consentement dans la loi sur le viol se retourne contre les victimes.» Des réserves que Mélanie Vogel considère «solutionnables avec une rédaction rigoureuse de la loi. Le travail autour d’une nouvelle rédaction des textes a pour but d’améliorer le taux de poursuites et de condamnations, mais au-delà, en s’attaquant à la culture du viol, de réduire le nombre de viols tout court», espère-t-elle.
Christine Bard, auteure de plusieurs ouvrages sur le féminismeL’attitude des avocats de la défense démontre que la défense de l’ordre ancien se joue encore dans le prétoire, c’est un lieu qui expose à une forme de violence pour la victime
Lors de son réquisitoire le 27 novembre, la vice-procureure Laure Chabaud a d’ailleurs appelé la cour criminelle du Vaucluse à signifier «que le viol ordinaire n’existe pas, que le viol accidentel ou involontaire n’existe pas». Quant au viol entre époux, il n’est reconnu que depuis 1990, souligne Christine Bard. Pourtant les interrogatoires des cinquante coaccusés ont montré que cette notion de viol conjugal était encore ignorée : tour à tour, la majorité des accusés ont admis que «l’autorisation du mari» leur avait suffi. «Il existe un écart entre la norme que se donne une société par la loi et l’état des mentalités, et on voit ici que la définition même du viol n’est pas acquise par beaucoup d’hommes», analyse l’historienne. Alors, avant de changer la loi, comment changer la société ?
Les pratiques judiciaires en question
Ce 19 novembre, Gisèle Pelicot termine sa déclaration et pose les mains sur la barre devant elle. Elle sait ce qui l’attend désormais : les questions de la défense. Rien ne lui est épargné. Nadia El Bouroumi, l’avocate de deux accusés, très présente sur les réseaux sociaux et dont le ton accusateur a parfois choqué, insiste pour faire dire à la victime qu’elle est encore «sous l’emprise» de Dominique Pelicot. «Vous n’avez jamais été méchante avec lui alors que vous avez eu des mots très durs envers mes clients», «pourquoi avoir déposé ses affaires à la prison ?», «j’ai pris beaucoup de plaisir à vous observer et vous n’avez quasiment jamais pleuré», enchaîne-t-elle.
Le défilé d’avocats de la défense continue sur le même ton de suspicion : n’a-t-elle pas vu les signaux ? Est-elle jalouse de l’autre femme que Dominique Pelicot a violée ? Son mari n’aurait-il pas orchestré ses viols pour se venger de sa relation extraconjugale trente ans plus tôt ? Et finalement, s’il a fait tout cela, n’était-ce pas parce qu’elle lui refusait la réalisation de ses fantasmes ? Si parfois un brouhaha s’entend dans la salle, les attaques ne cessent pas. Gisèle Pelicot garde son calme et choisit ses mots, laissant parfois filtrer une once d’exaspération. Deux mois auparavant, après sa deuxième intervention au tribunal, elle avait déclaré : «En fait, c’est moi la coupable, c’est ça ? Je comprends pourquoi les femmes ne portent pas plainte, on passe vraiment par un déballage humiliant.»
Ces mots ont résonné pour des milliers de femmes en France, qui ont vécu la même expérience ou ont renoncé à porter plainte par peur de questions qui s’apparentent à des jugements. Pour Christine Bard, l’attitude des avocats de la défense démontre que «la défense de l’ordre ancien se joue encore dans le prétoire, c’est un lieu qui expose à une forme de violence pour la victime. Ça a pu être pire dans le passé, mais c’est encore le cas. Il faut entendre non seulement la défense mais aussi les agresseurs se justifier, provoquer, nier. Et encore, dans ce procès, il y a des preuves irréfutables, les vidéos. Mais dans l’immense majorité des affaires de viol, il n’y a pas ces preuves et la victime se retrouve seule.»
Projecteurs braqués
Les projecteurs braqués sur le procès de Mazan ont mis en lumière cette réalité : pour l’heure, impossible de savoir si cela provoquera une prise de conscience ou, au contraire, effraiera encore plus les victimes. «Pour qu’il y ait un véritable changement, il faut une refonte profonde des pratiques judiciaires, incluant une meilleure formation des magistrats et des avocats sur les traumatismes liés aux violences sexuelles», préconise l’avocate Violaine de Filippis-Abate, cofondatrice d’Action juridique féministe.
C’est au tour du dernier accusé de s’avancer. Cinquante sont passés avant lui. Philippe L., 62 ans, est venu une fois à Mazan, en juin 2018. Voûté, il s’exprime avec un fort accent du Sud et les hésitations d’un homme qui tente de choisir son camp. Quand il s’avance dans la chambre du couple, Gisèle ronfle. «Ça m’a paru bizarre, mais je n’ai pas cherché plus loin, dit-il. Je n’ai réalisé qu’après, une fois en prison…» Il exprime «des regrets», mais affirme, se tournant vers Dominique Pelicot silencieux dans le box des accusés : «J’étais à ses ordres, j’ai eu affaire à un être maléfique.» S’il ne prétend pas avoir été drogué par Dominique Pelicot, comme l’a fait un petit groupe d’accusés, le témoignage de Philippe L. est un concentré de culture du viol.
«L’idée qu’une femme appartient à son mari remonte à l’Antiquité, rappelle Ivan Jablonka, écrivain et historien. C’est la structure de base de toute société patriarcale, et ce droit de propriété entraîne toute une série de violences misogynes : mutilations génitales, mariage précoce des filles, travail gratuit des femmes, et, ici, capacité à disposer de son épouse.» Ainsi, pour que la société change, il ne suffit pas de convaincre les femmes, mais aussi et surtout les hommes.
La question de la masculinité
«Il n’est pas acceptable de naître homme, de vivre homme, de mourir homme, sans se poser une seule fois la question de sa masculinité. Or, beaucoup d’hommes ne saisissent jamais l’occasion de se remettre en cause, pour se demander, par exemple, s’il leur est déjà arrivé d’être violents ou de profiter d’une injustice de genre. Ce procès, car il implique cinquante violeurs qui sont nos voisins, collègues, proches, peut devenir cette occasion.» Christine Bard, elle, espère que Mazan finira d’abolir la notion éculée du «violeur type», ce «violeur monstrueux, étranger à la communauté, à la famille» que le procès tente de faire voler en éclat. Une victoire néanmoins loin d’être acquise : plusieurs des accusés ont déclaré devant le tribunal, «Je ne suis pas un violeur», ou encore «C’est un viol, mais je ne l’ai pas violée.»
Après l’émotion... des lendemains incertains
Le ciel s’est assombri lorsque Dominique Pelicot prend la parole pour la dernière fois, et c’est une atmosphère lugubre qui règne désormais dans la salle d’audience. Alors que l’accusé nie encore tout attouchement sur d’autres membres de sa famille, une voix s’élève. «Tu mens ! Tu mourras dans le mensonge, en prison, seul !», crie-t-elle. C’est sa fille, Caroline Darian, elle aussi persuadée d’avoir été droguée par son père, deux photos d’elle endormie ayant été retrouvées. Mais pour Caroline, aucune preuve définitive, aucun aveu. Pour elle, comme pour la plupart des victimes de violences sexuelles en France, il n’y aura pas de justice.
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Caroline Darian peut tout de même enregistrer une victoire et pas des moindres. C’est elle, avec son association, M’endors pas, qui a braqué les projecteurs sur le phénomène de la soumission chimique. Grâce à ses efforts pendant quatre ans, le nombre de recherches Google autour de ce terme a bondi, les policiers, les médecins l’ont entendu et l’identifieront peut-être plus facilement dans le futur.
À l’hôpital Fernand-Widal de Paris, où la Dre Leïla Chaouachi, spécialiste et membre de l’association de Caroline Darian, dirige une équipe de six pharmaciennes dédiée aux agressions sous soumission chimique, le téléphone ne cesse de sonner depuis l’ouverture d’une ligne spéciale en octobre dernier. C’est aussi la fille de Gisèle Pelicot qui a convaincu la députée Sandrine Josso (elle-même victime) de lancer une commission d’enquête parlementaire sur le sujet. Suspendue à la dissolution de l’Assemblée nationale en juin, cette commission a repris en octobre – en plein procès.
Le 25 novembre, alors que le parquet annonçait ses réquisitions, le premier ministre, Michel Barnier, annonçait l’expérimentation de kits de détection de soumission chimique remboursés par l’Assurance maladie dans plusieurs départements. Difficile de ne pas y voir une concession face à la vague d’émotion collective suscitée par le procès de Mazan. Car, si ce procès s’est transformé en miroir de la société, les hommes et femmes politiques s’en sont pourtant tenus éloignés. Aucun membre du gouvernement, ou presque, ne s’est emparé de l’enjeu politique, Emmanuel Macron a laissé à son épouse la primeur d’une unique déclaration, le lundi 25 novembre.
Le droit à l’avortement
Quand, en 1972, Gisèle Halimi, défendant le droit à l’avortement, avait fait rentrer le procès dit «de Bobigny» dans la vie publique en convoquant à la barre Michel Rocard, Simone de Beauvoir et des Prix Nobel de médecine, le procès de Mazan a surtout eu droit au soutien de la rue et des milliers de femmes qui ont manifesté leur colère. «C’est peut-être parce que, quoi que les hommes et femmes politiques en disent, les violences contre les femmes ne sont pas une priorité, soupire Christine Bard. On le voit par le manque de moyens : le planning familial des Pays de la Loire vient ainsi de perdre ses subventions publiques.»
L’historienne veut désormais penser à la suite et craint, comme beaucoup, une forme de retour de bâton. «Ce qui me fait peur, c’est qu’on oublie très vite. Aujourd’hui, il y a toute cette émotion autour de Mazan, mais, dans notre société, il y a encore beaucoup d’hommes qui ne sont pas du tout d’accord et qui attendent leur heure. Éric Zemmour, qui a fait 7 % à la présidentielle, défend des thèses masculinistes dans ses livres.»
Une idéologie qui ne se cache plus, notamment aux États-Unis où, depuis la victoire de Donald Trump, le slogan détourné «your body, my choice» s’est frayé un chemin sur les réseaux sociaux et dans le discours de certains hommes. Ivan Jablonka y voit un parallèle avec le procès de Mazan : «Machisme triomphant, appropriation du corps des femmes, culture du viol…, c’est cette masculinité-là qui est au pouvoir.» Le 19 novembre, à Avignon, Gisèle Pelicot voulait, elle, porter un message d’espoir. Celle qui est entrée dans l’histoire du féminisme a revendiqué une victoire que personne ne peut lui enlever : «Après ce procès, personne ne se souviendra de monsieur Pelicot, mais tout le monde connaîtra le nom de Gisèle Pelicot.»