Opération “Toile d’araignée” : un succès ukrainien, un impact limité sur la guerre

Jusqu’en Sibérie. L’opération ukrainienne "Toile d’araignée" a permis de frapper, dimanche 1er juin, des infrastructures militaires en territoire russe à plus de 4 000 km de la frontière, selon les autorités de Kiev. Jamais auparavant les attaques ukrainiennes sur le sol russe n’avaient atteint de cibles aussi éloignées.

Les drones déployés par les Ukrainiens ont réussi, notamment, à atteindre la base aérienne de Belaïa dans la région d’Irkoursk, en Sibérie orientale. Mais pas que : cette opération a également visé l’aéroport militaire d’Olénia, dans la région de Mourmansk, à environ 1 900 km de la frontière ukrainienne et proche de la Finlande et de la Norvège.

La carte de la Russie avec les emplacements des bases aériennes frappées par des drones ukrainiens lors de l'opération "Toile d'araignée".

Un "Pearl Harbor" russe ?

Les drones ont aussi frappé plus près du front en visant les bases aériennes d’Ivanovo et de Diaguilevo, qui se situent à moins de 1 000 km de la frontière russo-ukrainienne.

Le président ukrainien a salué une opération "brillante" qui a infligé des "pertes significatives entièrement justifiées" à l’arsenal aérien russe. L’état-major ukrainien estime que les 117 drones lâchés sur les bases militaires russes ont permis d’endommager plus de 40 bombardiers stratégiques, y compris des avions de reconnaissance à longue portée.

Le SBU - le service ukrainien de renseignement extérieur qui a coordonné l’attaque - assure que ces frappes ont permis de mettre hors d’état de nuire plus d’un tiers de la flotte de bombardiers russes. Ces espions estiment que l’opération "Toile d’araignée" a coûté environ 7 milliards de dollars en matériel militaire à la Russie.

Côté russe, les autorités s’étendent moins sur les dommages subis. Moscou s’est contenté de reconnaître que des drones ukrainiens avaient frappé plusieurs bases aériennes en Russie, mais qu’il n’y avait pas de pertes humaines et que les incendies provoqués avaient tous été maîtrisés.

Sur Telegram, les milblogueurs - ces commentateurs et observateurs militaires russes pro-guerre - donnent en revanche libre cours à leur frustration. Plusieurs d’entre eux ont comparé l’impact de l’opération "Toile d’araignée" à Pearl Harbor, en référence à l’attaque surprise des Japonais contre la base maritime américaine à Hawaï en décembre 1941, qui a entraîné l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale.

"C’est sûr que cette opération est la plus audacieuse menée par les services urkainiens en territoire russe depuis le début de l’invasion russe et aussi l’une des plus efficaces", résume Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité en Russie à la London School of Economics.

Des effets réduits sur l'effort de guerre russe

Efficace à quel point ? L’impact pour la Russie "dépend tout d’abord du nombre exact d’avions endommagés", souligne Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow. Si les autorités ukrainiennes évoquent plus de 40 bombardiers, "les vidéos et images satellites qui circulent apportent pour le moment la preuve qu’au moins 12 ou 13 avions ont été touchés", précise Huseyn Aliyev. Et d'estimer que d’autres éléments de preuves seront probablement publiés par les services ukrainiens de renseignement dans les jours à venir.

Par ailleurs, les avions concernés ne servent pas, pour la plupart, directement sur le front et "leur destruction n'aura pas d’impact direct conséquent sur la capacité de la Russie à lancer, par exemple, une offensive d’été", estime Jeff Hawn.

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© France 24

La ligne de front est "surtout une affaire de drones plus que de missiles pour l’instant", confirme Gustav Gressel, analyste des questions militaires pour l’Académie nationale de défense autrichienne. Pour ce spécialiste, les dommages causés aux avions de reconnaissance Illiouchine A-50 qui se trouvaient sur certaines des bases ciblées pourraient avoir un impact : "Ils servent à guider les chasseurs russes et à détecter les avions ennemis rapidement ce qui permet de les prendre pour cible. Sans eux, l’aviation ukrainienne peut se mouvoir plus librement".

Les principaux dégâts causés par les drones ukrainiens semblent avoir concerné les bombardiers Tupolev-TU95 qui, eux, "ne servent pas de soutien aérien pour les troupes sur le front", confirme Huseyn Aliyev. "Ce sont essentiellement des lances missiles qui s’élèvent dans les airs en Russie, tirent leur charge explosive puis se reposent à terre sans jamais entrer dans l’espace aérien ukrainien", détaille Frank Ledwidge, spécialiste des questions militaires dans la sphère soviétique à l'université de Portsmouth.

Des bombardements russes "moins intensifs" contre les villes

Autrement dit, "ces avions font partie du dispositif de bombardements contre les villes et infrastructures civiles qui visent à terroriser la population, ainsi que contre les sites militaires derrière le front en Ukraine", affirme Jeff Hawn.

La destruction et la mise hors service de ces engins pourraient, à ce titre, rendre la vie plus sûre pour les populations restées en arrière. Les Russes ne devraient d’ailleurs pas pouvoir remplacer rapidement ces bombardiers "car il y a certains composés de ces avions - dont la conception remonte aux années 1980 - qui ne sont plus fabriqués", note Jeff Hawn.

Kiev, Odessa et d'autres villes ne sont pas pour autant hors de portée des missiles russes. Déjà, "si on se concentre uniquement sur les Tupolov-TU95, c’est indéniablement un coup dur, mais la Russie en dispose d’environ 60 en tout. Il en reste donc pour bombarder les infrastructures ukrainiennes", explique Frank Ledwidge. La Russie dispose également d’autres moyens de tirer ces missiles, "notamment depuis les sous-marins", précise-t-il. Pour lui, "l’intensité des bombardements va probablement baisser, mais on ne peut pas encore dire que les villes ukrainiennes à l’arrière sont à l’abri".

Un coup dur pour la dissuasion nucléaire russe

L’opération "Toile d’araignée" va, cependant, donner du fil à retordre à l’état-major russe, et ainsi le distraire quelque peu des opérations en Ukraine. Ces attaques prouvent qu’il "n’existe pas d’endroit en Russie à l’abri des frappes ukrainiennes", constate Huseyn Aliyev. Le fait que les agents ukrainiens aient pu maintenir le secret pendant plus d’un an prouve qu’il y a des angles morts dans les dispositifs de défense sur le sol russe.

"Il y a clairement des manquements dans les mesures de protection des cibles de grande valeur comme ces avions. Les Russes vont probablement organiser dorénavant davantage de rotations entre les différentes bases pour ces bombardiers afin de rendre plus difficile les opérations de surveillance ennemies", assure Frank Ledwidge.

L’exploit des agents ukrainiens "démontre aussi que Kiev peut mener des opérations asymétriques à succès sans soutien de pays occidentaux", souligne Jeff Hawn. Autrement dit, l’Ukraine prouve ainsi à Moscou que même si le soutien américain n'est plus aussi significatif sous la présidence de Donald Trump, Kiev est capable d'ébranler son adversaire.

Et même si cela ne freine pas à court terme les appétits expansionnistes russes en Ukraine "l’effet à long terme peut être plus significatif", juge Huseyn Aliyev. En effet, ces bombardiers stratégiques représentent "un élément important de la dissuasion nucléaire russe", précise cet expert. La plupart de ces Tupolev sont équipés pour transporter des ogives nucléaires.

En les endommageant, les Ukrainiens ont porté un coup au dispositif de dissuasion nucléaire russe, notamment comparé à celui des États-Unis. En ce sens, "l’opération ‘Toile d’araignée’ peut davantage être considérée comme une victoire pour les États-Unis et l’Otan face à une éventuelle menace russe plutôt qu’un gain important dans cette guerre pour l’Ukraine", conclut Huseyn Aliyev.