Sur scène, Éric Dupond-Moretti règle ses comptes avec la magistrature

«Ben le contradictoire ici, bonjour !»Éric Dupond Moretti, planté sur le bord de scène du théâtre Marigny, s’offusque. Il vient de filer son texte de bout en bout et prépare, en cette dernière semaine de janvier, la première de son spectacle «J’ai dit oui», qu’il joue depuis ce samedi dans cette salle située à quelques encablures de l’Elysée. Philippe Lellouche, son metteur en scène, laisse échapper un petit soupir las : il a eu le malheur de se retourner au moment où son acteur lui répondait. Néanmoins il poursuit, imperturbable, égrenant les points à corriger de ce spectacle d’une heure 18 minutes, «qui en fera sans problème une heure trente ou quarante-cinq. C’est juste que là, tu as parlé trop vite», le rassure-t-il.

Pull col en V sur chemise blanche, cravaté - «parce que c’est dans la mise en scène» - , jean neuf dont il a oublié d’enlever l’étiquette, l’avocat est arrivé à 9h30 précise dans ce théâtre, où il va rejouer les quatre ans de sa vie au ministère de la Justice tout au long du mois de février.

Sentiment d’injustice

Le spectacle se résume en deux grands messages : l’intacte émotion d’avoir été distingué, choisi, nommé, par le président de la République, puis d’avoir été jeté dans l’arène politique, où il lui a été difficile de réinventer un verbe qui claque ; mais aussi, et peut-être surtout, un étalage de toutes ses rages, décuplées par quatre ans de devoir de réserve ministériel, devenues un sentiment d’injustice incommensurable.

La rancune de ce Garde des sceaux, qui a obtenu le plus gros budget de toute l’histoire de la justice, est encore très vive contre une magistrature qui ne l’a jamais aimé et qui a tant craint ses excès qu’elle l’a mené devant les tribunaux. Éric Dupond-Moretti n’oublie rien : il cite nommément François Molins, ancien procureur général près la Cour de Cassation, qui a dressé un mur entre lui et les magistrats ; Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM) de l’époque, qui lui «a déclaré la guerre» ; les magistrats du Parquet national financier et le juge Levrault, qui lui ont valu d’être traîné devant la Cour de justice de la République. Et tous ceux qui, «ultra-politisés», «nuisent à la magistrature», comme cela a été le cas lors de la mise en cause ministres Agnès Buzin, Edouard Philippe et Olivier Véran pour leur gestion de l’épidémie de Covid.

Il refait le film, de bout en bout, rappelant le déroulé des faits, la procédure, n’omettant pas de citer «les 30 000 articles consacrés à (son) affaire», car les médias en prennent aussi pour leur grade. De cette affaire en question -une mise en examen pour prise illégale d’intérêts alors qu’il était soupçonné d’avoir profité de son statut de ministre pour se venger de magistrats avec qui il avait eu maille à partir-, il a été relaxé fin 2023. Le sujet paraît presque anachronique, alors que deux gardes des sceaux lui ont depuis succédé.

«Joue-le comme on joue du Racine»

Éric Dupond Moretti, dont la présence est inaltérable dans un prétoire, sur un perron de ministère, comme sur les planches, déclame comme il parle ; comme si le texte n’existait pas et que tout lui venait ainsi, au naturel. Chaque mot et chaque virgule ont pourtant été pesés au trébuchet, «rachachés» au fil des jours, depuis qu’il a quitté la Chancellerie en septembre dernier.

«Joue-le comme on joue du Racine», insiste Philippe Lellouche, depuis les fauteuils rouges. «J’en ai pas fait souvent du Racine. Et puis c’est pas le cirque du soleil non plus hein», plaide l’ancien ogre des Assises, l’ancien ministre, mi-souriant mi-bougonnant, mais en vérité anxieux, avide de commentaires. Le spectacle semble désormais lui coller à la peau.

Si l’on peut tout dire d’Eric Dupond-Moretti, ce dernier garde une constante : celle d’être totalement, frénétiquement à ce qu’il fait et, à cause de cela, ne jamais s’en remettre tout à fait. Sur la scène noire, un fauteuil club, un écran géant et, tout devant, un pupitre transparent : «Vous le reconnaissez, c’est le lutrin du ministère», sourit-il en clignant de l’œil.

L’homme issu de la société civile, passé de l’autre côté du miroir, témoigne, mesure et s’inquiète de ce terrible abîme qui se creuse entre «le peuple qui déteste le mensonge mais déteste aussi la vérité», et les politiques cloués au pilori. C’est au cœur de ce séisme que se joue le vrai défi de la justice.