Porosité avec Donald Trump, mise en avant de faux artistes, faibles rémunérations… Spotify affronte une pluie de fausses notes

Une petite musique négative est en train de monter contre le géant du streaming musical Spotify. Le groupe suédois aux 640 millions d'utilisateurs (dont 40% payants) se retrouve embourbé dans une série de polémiques, tant politiques que concernant sa cuisine interne, étalée au grand jour dans un livre choc paru début janvier aux Etats-Unis. 

Certains utilisateurs et quelques artistes ont tiqué quand le journal suédois Dagens Nyheter a révélé, mardi 21 janvier, que la plateforme avait versé 150 000 dollars pour la cérémonie d'investiture de Donald Trump (les géants Apple et Amazon, parmi les principaux concurrents de Spotify, ont, eux, donné un million de dollars pour l'événement, rapporte CBS). "Cela s'inscrit dans le cadre du travail que nous effectuons dans les capitales du monde entier pour faire avancer nos questions politiques, quel que soit le pouvoir en place", s'est contenté de répondre l'un des créateurs du groupe.

La veille du grand raout du nouveau président américain Donald Trump, d'Elon Musk et consorts, l'entreprise suédoise s'est fendue d'un "brunch de la victoire" pour célébrer "le pouvoir des podcasts au cours de l'élection". Une référence claire à la tête de gondole de la boîte, Joe Rogan, hôte d'un podcast ultraconservateur, antivax et un rien complotiste, débauché sur le leader du marché du streaming audio moyennant 100 millions de dollars quelques années plus tôt. C'est ainsi, à ce micro, que Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a entériné son virage masculiniste. De quoi faire déchanter le syndicat United Musicians and Allied Workers, qui s'est ému sur X de ces "entreprises et leurs PDG ultrariches qui ne se soucient pas des artistes qui font tourner leurs entreprises, mais d'être toujours plus proches du pouvoir oligarchique de Trump."

Des artistes fantômes sur les playlists

Spotify n'est pas critiqué que sur le plan politique. Mood Machine, l'enquête fouillée de la journaliste Liz Pelly, révèle les coulisses pas toujours reluisantes de la success-story Spotify. Dans son livre, elle établit l'existence de faux artistes, aux morceaux générés par l'intelligence artificielle et destinés à alimenter des playlists à moindre coût. Forcément, les artistes fantômes ne réclament pas de royalties. Elle prend l'exemple d'Ekfat, avec un titre qui cumule à 4,5 millions d'écoutes. Sur la plateforme, il est présenté comme "un beatmaker islandais […] membre du légendaire Smkkleysa Lo-Fi Rockers depuis 2017". Quelques clics sur Google permettent de retrouver un profil Instagram nourri de seulement trois photos et 63 followers.

Ce genre de petite manœuvre s'apparente au PFC, le Perfect fit content ("contenu parfaitement adapté" en français). Autrement dit, exactement ce que les utilisateurs attendent d'un morceau d'une playlist d'ambiance, pour courir ou se concentrer, et qui pullulent sur la plateforme. Tout est parti d'une étude interne qui a permis à Spotify d'établir que ses auditeurs lançaient le service d'écoute en bruit de fond, en faisant autre chose et sans trop se soucier du nom de l'artiste qui passe, tant qu'il s'inscrit dans une tonalité générale. "En 2023, selon un examen des graphiques et des messages partagés sur l'entreprise Slack, plus de 100 playlists officielles étaient composées presque entièrement de PFC", révèle Liz Pelly, qui a interrogé nombre de salariés ou d'ex-salariés du géant suédois. 

La dure loi des algorithmes

Les playlists sont devenues le nerf de la guerre d'une société qui, au départ, a été fondée pour écouler de la publicité. D'un côté, des marques payent pour accoler leur nom à des playlists populaires comme "Coffeehouse Pop", chaperonnée par Starbucks, ou "Running tempo Mix", parrainée par Nike. De l'autre, des artistes ou des maisons de disques acceptent des rabais de 30% sur leur rémunération à l'écoute pour figurer sur la très populaire playlist Discover, proposée chaque semaine aux utilisateurs. La promesse est de mettre en avant des titres qui matchent avec les goûts de l'auditeur. Dans les faits, ce sont les algorithmes qui font la loi : "J'ai parlé à des artistes qui m'assurent que la chanson de leur catalogue qui fonctionne le mieux pour l'algo [de Spotify] est la plus ennuyeuse de l'album, celle qui ressemble le plus à d'autres artistes, voire celle qui coche les cases pour une playlist de musique d'ambiance", constate Liz Pelly, interviewée dans le magazine The Baffler.

Un cadre de Spotify n'a-t-il pas clamé que le principal concurrent de son entreprise n'était pas iTunes mais le silence ? Un peu sur le modèle du patron de Netflix, qui s'était gargarisé que son principal rival était le sommeil. Netflix a d'ailleurs récemment consacré une série, The Playlist, aux coulisses de la création de la plateforme de streaming qui a propulsé la fortune de son fondateur, Daniel Ek, autour des 7 milliards d'euros, selon le magazine Forbes. Un chiffre à mettre en parallèle avec la rémunération des artistes, autour de 3 euros pour 1 000 écoutes, soit deux fois moins qu'Apple Music (un service exclusivement sur abonnement) et trois fois moins qu'Amazon Music (qui bénéficie de la puissance d'Amazon Prime).

Ce n'est peut-être pas un hasard si la société suédoise a réalisé ses premiers bénéfices en 2019, après treize années d'existence, quand ses utilisateurs gratuits se sont massivement convertis au modèle payant, autour de 11 euros mensuels en France. La Mechanical Licensing Collective, l'équivalent de la Sacem aux Etats-Unis, poursuit depuis juin 2024 la plateforme en justice, l'accusant de sous-payer les artistes. En Europe, c'est le Parlement européen qui mène ce combat avec une taxe sur les géants du streaming, qui ont augmenté leurs tarifs en conséquence.

Les chanteurs abandonnés

"Spotify est probablement la pire chose qui soit arrivée aux musiciens", a carrément déclaré la chanteuse islandaise Björk dans le Dagens Nyheter. "La culture du streaming a changé une société tout entière, ainsi que toute une génération d'artistes" [obligés de faire des tournées à rallonge pour gagner leur vie]. L'interprète de Venus as a Boy avait déjà eu des mots très durs contre Spotify au moment de la sortie de son album Vulnicura, en 2015, qu'elle n'avait pas mis en ligne : "On travaille sur quelque chose pendant deux-trois ans et à la fin, on dit : 'Voilà le résultat, et c'est gratuit.' Ce n'est pas qu'une question d'argent, c'est une question de respect pour l'artisanat et pour le travail engagé." 

D'autres artistes ont déjà claqué la porte de Spotify, comme le rockeur canadien Neil Young en 2022, au moment de l'arrivée de Joe Rogan ; avant lui, Taylor Swift, dégoûtée par les faibles rémunérations, ou encore le leader de Radiohead, Thom Yorke, qui avait comparé la plateforme au "dernier pet désespéré d'un corps mourant". Tous y sont revenus depuis. A croire qu'on ne peut pas se permettre de ne pas être sur Spotify.