Festival BD d’Angoulême: les albums de la sélection officielle chroniqués par Le Figaro

Deux filles nues, de Luz

Quelques bulles de dialogue sur une page blanche ouvrent l’album Deux filles nues. « - Tu peux dégrafer un peu ton corsage? - On pourrait nous voir Otto! - T’inquiète, Maschka, on est en pleine forêt...» Lui, c’est le peintre Otto Mueller ; elle, Maria Meyerhofer, femme et muse de l’artiste. La scène qui se révèle montre les deux protagonistes en pleine séance de travail. Maschka pose, Otto peint. Nous sommes en 1919, à Berlin. De cette fraîche échappée dans la forêt naîtra le tableau Deux filles nues, une œuvre soumise à de nombreux aléas pendant la sombre période du nazisme, considérée comme «dégénérée» par les nazis, spoliée, passée entre les mains de marchands peu scrupuleux, sauvée in extremis... Et dans une ingénieuse mise en scène, Luz en a fait le témoin d’une époque où l’ignorance, la censure et la violence règnent en maître. Entremêlant imaginaire et exigence documentaire, l’album explore les coulisses de l’histoire. Arrivée de Hitler au pouvoir, antisémitisme d’état, art moderne qualifié «d’art dégénéré» par les nazis, spéculation des marchands opportunistes, ventes des œuvres «dégénérées» pour soutenir l’effort de guerre... En près de 200 pages, Luz apporte un récit édifiant et poignant sur la période du nazisme. 

Entremêlant imaginaire et exigence documentaire, Deux filles nues explore les coulisses de l’histoire. Luz/ Éditions Albin Michel

Deux filles nues, Luz, Albin Michel, 24,90 euros.

La Route, de Manu Larcenet

Un cataclysme a laissé le monde couvert de cendres et jonché de cadavres. Parmi les rescapés, un père et son fils s’acheminent vers les côtes du Sud, poussant un chariot de supermarché rempli d’objets assurant leur survie, tout en évitant de terribles hordes de cannibales. Qui mieux que Manu Larcenet pour s’emparer du récit postapocalyptique La Route signé Cormac McCarthy et couronné du prix Pulitzer 2006. Convoquant la gravure de Dürer, les œuvres noires de Goya, la délicatesse de Sempé, les lignes de Mondrian, la photographie et son imaginaire, Manu Larcenet a réalisé une adaptation empreinte d’un riche vocabulaire graphique. Délaissant ses habitudes, le dessinateur y déploie un dessin réaliste appuyé d’un trait délicat proche de la ciselure. Fidèle au texte originel, il enchaîne les séquences dans une variété de gris colorés assurant la flamboyance graphique qu’exigeait le récit du romancier qui a décrit, avec force, la désolation. Le graphisme épuré de Manu Larcenet, la variété de cadrages, les expressions fignolées des personnages, magnifient les mots de l’écrivain.

Le graphisme épuré de Manu Larcenet, la variété de cadrages, les expressions fignolées des personnages, magnifient les mots de l’écrivain. Manu Larcenet/ Dargaud

La Route, d’après l’œuvre de Cormac McCarthy, Manu Larcenet, Dargaud, 28,50 euros.

L’Intranquille Monsieur Pessoa, de Barral

En 1935, à Lisbonne, quelques heures avant de mourir à l’hôpital dans un quasi-anonymat, le grand écrivain Fernando Pessoa demanda à l’infirmière du papier et un stylo. Il crachait du sang, se savait condamné - il avait accueilli la nouvelle avec le détachement dont il ne se départait jamais devant les autres. Ainsi, après avoir tracé cette ultime phrase: «I know not what tomorrow will bring», il s’endormit d’un sommeil définitif. «Je ne sais pas de quoi demain sera fait»: Pessoa savait pourtant qu’il allait mourir. Une certaine curiosité pour un au-delà possible l’a-t-elle alors visité, lui pour qui vivre fut toujours une souffrance et qui ne put jamais se suffire de la surface des choses? «Je ne sais pas…»: l’auteur du Livre de l’intranquillité, son ouvrage le plus célèbre, posthume comme la majeure partie de son œuvre fleuve, sorte de journal d’un «M. Tout-le-Monde» qui court de 1913 à sa mort, était habité par les ombres de l’incertitude, mais il guettait le soleil de la vérité. Tenter de cerner la personnalité de Pessoa dans une BD était une gageure! Barral organise judicieusement son récit autour des derniers jours de l’écrivain. Le trait et le découpage très classiques excellent à saisir la personnalité étrange de Fernando Pessoa, dont la raideur un peu hallucinée n’est pas sans rappeler la mélancolie burlesque de certains acteurs comiques du cinéma muet. 

Barral organise judicieusement son récit autour des derniers jours de l’écrivain. Barral/Dargaud

L’Intranquille Monsieur Pessoa, de Barral, Dargaud, 25 euros. 

Les Indomptés, un hommage à Lucky Luke vu par Blutch

Blutch a une nouvelle fois puisé dans ses souvenirs d’enfance pour concocter une aventure d’un des héros classiques de la bande dessinée. Après avoir, avec son frère Robber, offert une talentueuse et émouvante relecture du tandem Tif et Tondu, créé en 1938 par Will et Rosy dans Le Journal de Spirou, l’auteur s’attelle au légendaire Lucky Luke. En parallèle de la série classique reprise par Jul et Achdé, il rend un joyeux hommage au «lonesome cow-boy» avec Les Indomptés. Une relecture qui met en scène Lucky Luke confronté à l’infernale progéniture d’une famille de brigands. Composée de l’aîné Rufus, recherché par les autorités, du cadet Casper et de la benjamine Rose, la fratrie n’obéit à aucune règle et va lui causer bien du souci. Ayant mis l’aîné Rufus en prison qui tentait de lui voler Jolly Jumper, il va se retrouver à gérer les deux plus jeunes. Le valeureux cow-boy se transforme alors en nounou, une tâche dans laquelle il est loin d’exceller. Quant aux parents, deux canailles qui ont disparu avec le faramineux butin d’un hold-up à la barbe de leur complice Grubby Feller à la tête d’une bande de desperados les traquant sans relâche, inutile d’y voir un quelconque soutien. Dans un récit riche en rebondissements et au rythme effréné, le lecteur se ravira de retrouver l’esprit décalé de la saga humoristique avec les méchants ineptes ou les savoureux commentaires de Jolly Jumper. Sans oublier la sacro-sainte et fracassante bagarre de saloon illustrée avec brio.

Dans un récit riche en rebondissements et au rythme effréné, le lecteur se ravira de retrouver l’esprit décalé de la saga humoristique. Blutch/Lucky Comics

L’Expert, de Jennifer Daniel

Il s’appelle Karl Martin, et c’est un peu M. Tout-le-Monde avec ses bajoues, ses grosses lunettes carrées et son costume marron. Il avait 18 ans lorsqu’il combattit dans la Wehrmacht sur les plages de Normandie, il en a 51 lorsque débute cette BD de Jennifer Daniel, jeune dessinatrice et scénariste allemande extrêmement talentueuse. Son héros, Karl Martin donc, est un homme bien, un homme de devoir, aux épaules un peu voûtées, qui quitte tous les matins son modeste appartement de la banlieue de Bonn pour aller travailler à l’Institut médico-légal. Au cours des autopsies, réalisées par un professeur de médecine, Karl Martin prend des photos pour d’éventuelles enquêtes de police. Il a toujours une fiole d’alcool cachée dans la poche intérieure de sa veste. Est-ce parce qu’il côtoie des morts tous les jours ou à cause de ses cauchemars hantés par ses souvenirs de la guerre? On est en juillet 1977, en RFA donc, dans un climat tendu, après le procès des leaders de la Fraction armée rouge condamnés à perpétuité. Un autre personnage crucial surgit. Miriam, étudiante, bottes à talons, mère célibataire d’un petit garçon qui lui donne du fil à retordre. Elle habite avec lui dans une maison coquette. Myriam fait partie d’un groupe qui milite pour la libération des prisonniers politiques, mais elle commence à en avoir assez des combats d’intellectuels : elle ne croit plus qu’ils puissent changer la société. Surtout, elle doit s’occuper de son fils. Une nuit, sur une route de campagne, le destin de Karl Martin et celui de Myriam se croisent. Le récit prend alors une allure de polar. Un album brillant sur l’Allemagne des années 1970.

L’expert est un album brillant sur l’Allemagne des années 1970. Jennifer Daniel/Casterman

L’Expert, de Jennifer Daniel, Casterman, 25 euros.

Autreville, de David de Thuin dans la sélection Polar SNCF

Avec David de Thuin, il ne faut jamais se fier aux apparences. Ses albums animaliers au graphisme stylisé peuvent servir un propos désenchanté. On se souvient notamment du Roi des bourdons, sorti en 2019 et sélectionné à Angoulême, égratignant le monde de l’édition de bande dessinée via l’histoire d’un auteur en proie au mal-être et à la dépression. Autreville ne déroge pas à la règle. Il met en scène Stéphane qui depuis des années s’est éloigné de son Nord natal pour s’installer dans le Sud. Invité par ses amis d’enfance à passer quelques jours à Autreville, la ville où il a grandi, il accepte avec une joie non dissimulée la perspective de ces retrouvailles. Cependant, elles ne se dérouleront pas sans heurts. Passé les premiers moments du bonheur de se revoir, une désagréable sensation mêlée d’angoisse accable brutalement Stéphane qui ne s’explique pas les raisons de ce sentiment. En outre, l’ambiance s’envenime, au fil du séjour, troublée par les rancœurs du passé et la révélation de secrets bien gardés. Sans oublier une série de crimes atroces qui secouent la région. Dans cette chronique sociale teintée de polar, David de Thuin parle de l’amitié malmenée par les conflits larvés du passé, les rêves avortés.

Dans cette chronique sociale teintée de polar, David de Thuin parle de l’amitié malmenée par les conflits larvés du passé, les rêves avortés. David de Thuin/ Sarbacane