«Je suis victime d’une réputation» : la première interview au Figaro de Jean-Marie Le Pen en 1974

Il avait jusqu’alors figuré dans les pages du Figaro plus souvent pour ces rodomontades, ennuis judiciaires et autres coups de poing que pour y expliquer ses ambitions pour la France. Le 19 avril 1974, Jean-Marie Le Pen, fondateur deux ans plus tôt du Front National, est l’invité en pleine page de la rubrique «Candidats sans masque». Ce même jour s’ouvre la campagne électorale pour l’élection présidentielle du mois de mai à laquelle il remportera moins de 1% des suffrages. C’est sa première prise de parole dans Le Figaro hormis une tribune publiée quatre mois plus tôt sur la nécessaire, à ses yeux, «déflation progressive mais résolue de la population immigrée».

Sa propre légende

Autoproclamé candidat de la «droite sociale, nationale et populaire», l’ancien député de Paris s’est lancé dans la bataille dès le mois de mars alors que la santé déclinante de Georges Pompidou laissait présager une élection anticipée. Fragilisé par les divisions du clan nationaliste, l’homme au bandeau de pirate tisse auprès du journaliste du Figaro sa propre légende. En premier lieu sur son œil, abîmé dans une bagarre. Version qu’il démentira dans ses mémoires en 2018 en expliquant avoir été blessé en montant un chapiteau pour un meeting de Jean-Louis Tixier-Vignancour, candidat d’extrême droite pour la présidentielle de 1965. «Je suis victime d’une réputation», se défend benoîtement celui qui fera de la provocation le cœur de sa stratégie politique et qui vient de mourir ce 7 janvier à l’âge de 96 ans.


Article de Serge Bromberger paru dans Le Figaro du 19 avril 1974.

Il n‘a pas tellement changé depuis ce petit matin de novembre 1956 où nous voguions à vingt mètres l‘un de l‘autre sur des engins d‘assaut. Port-Saïd devant nous. Jean-Marie Le Pen était alors lieutenant au 1er Régiment étranger de parachutistes, dans ce débarquement franco-anglais qui devait rétablir l‘universalité du canal de Suez et se termina si médiocrement.

Le candidat de la droite à la présidence de la République n‘a que légèrement épaissi par rapport au lieutenant d‘alors : un mètre quatre-vingt, le poitrail de l‘ancien joueur de rugby du P.U.C. qu‘il a été.

Il sort de son tiroir un bandeau gris qu‘il ajuste sur son œil gauche.

— «Ce n‘est pas pour faire pirate, m‘explique-t-il. J‘ai perdu cet œil en essayant de faire élire un Algérien, Ahmed Djebour, comme député de Paris en mars 1958. Pour moi, c‘était ça l‘intégration vraie. Dans une réunion, sous un préau d‘école, on a voulu nous «sortir». Bousculade. J‘ai basculé par-dessus un banc. À terre, un coup de pied m‘a énucléé l‘œil. En le tenant dans mon mouchoir, je suis parti à l‘hôpital. On me l‘a remis en place. Mais six mois après, j‘étais borgne.»

Dans la vie courante, il ne porte pas de bandeau. Mais les «flashes» lui provoquent des douleurs violentes Dès qu‘il voit apparaître un photographe, il abrite son œil.

Nous parlons de son «aura» personnelle.

— «Je suis victime d‘une réputation, assure-t-il. On a dit : «Il se bat tout le temps.» En fait, il y a eu la bousculade dont je viens de parler et dont j‘ai été la victime. Et puis une autre fois dans une campagne électorale encore. Un type est venu déclarer que si je m‘étais engagé pour l‘Indochine c‘est que j‘avais «barboté» la caisse de la «Corpo» de Droit. C‘était insoutenable. Je lui ai cassé la gueule. Alors, bien sûr, audition chez le juge d‘instruction. Plus tard, débat en correctionnelle. Encore plus tard, jugement. «Il se bat tout le temps». C‘était toujours la même affaire.»

Nous reprenons les étapes de sa carrière aventureuse. Pupille de la Nation, son père ayant été tué en 1940, il est l‘élève des jésuites en Bretagne. Dans l‘immédiat après-guerre, la Fac à Paris. Il devient président de la «Corpo» de Droit.

C‘était l‘époque où l‘U.N.E.F. allait de la droite aux communistes. Cette confrontation obligatoire au sein de l‘association maintenait une atmosphère de camaraderie qui n‘existe plus. L‘accord se faisait en dépit des tensions politiques sur la défense des intérêts estudiantins. C‘est de cette époque que datent des créations sociales, comme les restaurants universitaires, par exemple.

— «J‘avais, raconte Le Pen, comme adversaire le plus véhément, un communiste qui venait des Lettres. Mais la tradition voulait que nous n‘entamions jamais une discussion sans avoir fait un «cul sec», lui au vin rouge, moi au vin blanc

En 1953, Le Pen, licencié en droit, diplômé de Sciences Po s‘engage pour l‘Indochine en entraînant plusieurs camarades.

Motivations? Il voulait être avocat, mais il lui aurait fallu un appartement, cette rareté de l‘époque. De plus, il était politiquement engagé à droite. Son caractère tout d‘une pièce le pousse à traduire ses idées en actes.

Déjà, en février 1952, il était tombé, Boul‘Mich‘, sur un journal annonçant des inondations catastrophiques en Hollande. Il entre dans un café, demande l‘Élysée, le président Auriol. De la part de qui? Du président de la «Corpo» de Droit. Il l‘a. Il lui dit : «On se proclame européen. Il faut faire quelque chose!» Il obtient de la présidence des camions et des rations militaires. Il entraîne quarante étudiants qui, pendant quinze jours, travaillent sur les digues de Hollande...

En 1953, son réflexe est du même ordre. Il s‘est affiché au quartier comme anticommuniste. On est en pleine guerre froide. Il s‘engage, au 1er Bataillon étranger de parachutistes.

Après Dien Bien Phu, c‘est le retour amer en France.

La mutation de la société française est amorcée. Elle broie les petits commerçants et les artisans. Les agents «polyvalents» du fisc sévissent dans les boutiques. C‘est la poussée poujadiste. À 27 ans, Le Pen se retrouve député de Paris et leader d‘un groupe parlementaire de 53 députés poujadistes.

— «Je n‘étais ni commerçant ni artisan. Mais mon père était patron pêcheur à La Trinité-sur-Mer et je me sentais très proche de ce petit patronat. Ce qui a fait de moi le porte-parole du groupe à l‘assemblée, malgré ma jeunesse, c‘est que ces nouveaux élus n‘avaient pas l‘habitude des débats publics, et qu‘il fallait nous défendre âprement, puisque l’on cherchait à nous invalider en bloc

Et puis c‘est la brouille avec Pierre Poujade qui ouvre des négociations avec les gaullistes. Le Pen n‘est pas d‘accord. Il se trouve isolé au moment où l’on rappelle des classes pour l‘Algérie. Quatre députés s‘engagent, dont lui. Il se retrouve, avec le 1er Régiment étranger de parachutistes sur le canal de Suez, puis dans la bataille d‘Alger.

Son engagement n‘est que de six mois. Il rentre au Palais Bourbon comme député non inscrit.

« Pas si loin de Giscard ! »

Les événements alors se précipitent. Commence pour lui une cavalcade. Il fonde le Front National des Combattants, organise une sorte de cirque avec des caravanes qui font le tour de France en faveur de l‘Algérie française, essaie de faire élire Ahmed Djebour à Paris. Mai 1958. Tente de rejoindre Alger, se fait interner à Constantine par Salan, parce que dans son avion se, trouve un homme qui a été mêlé à un attentat contre le général. Ulcéré, il rentre chez lui en Bretagne, se retrouve en novembre 1958 élu député dans le Ve arrondissement à Paris. Il s‘inscrit au Centre national des indépendants, s‘abstient pour l‘investiture de Debré. Ne participe en rien aux barricades de 1960, mais il est à tout hasard arrêté 48 heures. Revient organiser l‘élection de la femme de Lagaillarde arrêté, est expulsé d‘Algérie. N‘est pour rien dans le putsch des généraux ni dans l‘O.A.S. Est battu aux élections de 1962...

— «J’avais 35 ans, raconte-t-il. Je n‘avais été, jusque-là, qu‘étudiant, militaire, ou député. Bref, pas de profession. Je venais de me marier, et les enfants allaient suivre. J‘ai fondé une entreprise de fabrication de disques, mais en gardant une activité politique.»

Jean-Marie Le Pen avec son épouse Pierrette et leurs trois filles Marie-Caroline, Marine et Yann lors de la campagne électorale de 1974. - / AFP

En 1965, il est le secrétaire général du comité pour l‘élection de Tixier-Vignancour à la présidence de la République. Nouvelle caravane à travers la France. Le mouvement éclate, comme éclatera celui de 1973 où 110 candidats du Front National se présenteront. Il s‘en explique :

— «Mais il faut bien dire que le scrutin majoritaire à deux tours ne laisse pas à la droite la possibilité de s‘exprimer à l‘Assemblée comme le permettait naguère le scrutin proportionnel. De là, la tentation de l‘action illégale, ou celle du renoncement. Le sens de ma candidature, c‘est que la famille de droite ait l‘occasion de s‘exprimer, de jouer son rôle politique.

Les précédentes majorités ont commis un péché que je qualifie de mortel. Parce que le régime avait eu sa source dans un certain césarisme, sa crainte d‘être traité de fasciste l‘a amené à une certaine démagogie à l‘égard des groupuscules gauchistes. Toutes, les civilisations qui ont cédé à ce penchant se sont dissoutes. Tout cela conduit pour l’instant à la violence, à la loi du plus fort.

Nous croyons, quant à nous, qu’il y a des valeurs supérieures au désir et plus encore au plaisir des individus. Il faut les imposer. À renier toute discipline, à bafouer constamment l‘autorité, on en arrive à décourager toutes les initiatives. Nous sommes dans l‘opposition actuellement. Mais nous ne sommes pas si loin de Giscard d‘Estaing. Un jour ou l‘autre, il n‘est pas exclu que nous entrions dans la majorité. Mais pour cela il fait affirmer notre existence.»