Lille (Nord), envoyé spécial.
Acte I, scène I. Depuis des années désormais, les récits des départs ont la vie dure. Il était 13 h 40 dans les rues de Lille, sous un ciel crémeux et une température post-caniculaire, quand les 184 coureurs de cette 112e édition de la Grande Boucle s’élancèrent dans une ambiance de kermesse. De la citadelle de la ville au Beffroi, la chair de poule. Une marée jaune venait d’envahir la capitale des Flandres. La bière et la bonne humeur coulaient à flots, tandis que le peuple ch’ti assistait à la première attaque de ce Tour 2025. Tradition « moderne » respectée : dès le kilomètre zéro, des attaques. L’histoire retiendra, même s’il n’y a jamais rien d’anecdotique chez nos Géants de Juillet, que cinq hommes partirent en éclaireurs pour tracer la nouvelle aventure (Armirail, Thomas, Rutsch, Vercher, Le Berre). D’entrée de jeu, le peloton accepta momentanément l’escapade et laissa filer nos baroudeurs de l’éternel. Un vent de face s’égaillant à 40 km/h, dans la partie vers l’ouest de l’étape, perturba la chevauchée inaugurale. La journée serait longue.
Acte I, scène II
Cette grande boucle entre Lille et Lille (184,9 km) promise à un sprint massif, traversant le Nord et le Pas-de-Calais par quelques cités emblématiques comme Lens, Béthune, Hazebrouck ou Armentières, avec un sprint intermédiaire à La Motte-au-Bois, offrait un parcours plutôt vallonné. Mais non dépourvu de petites difficultés piquantes en guise de hors-d’œuvre : Notre-Dame-de-Lorette (1 km à 7,6 %), Mont Cassel (1,9 km à 3,5 %) et Mont Noir (1,3 km à 6,4 %), placées dans la seconde moitié du tracé.
Dans l’attente d’éventuelles premières escarmouches, le chronicoeur se remémora les propos du Slovène Tadej Pogacar (UAE), triple vainqueur, tenant du titre et grandissime favori : « J’espère être à la hauteur des attentes », disait-il jeudi soir après la présentation des équipes sur la Grand-Place, comme pour répondre la question que tout le monde se pose : attendra-t-il la haute montagne pour dégoupiller quelques banderilles dont il a le secret, ou profitera-t-il des profils façon « classiques » jusqu’à Mûr-de-Bretagne, vendredi prochain ? Lui, en métronome de la psychologie, assume plutôt avec légèreté son statut, sans se dévoiler réellement sur la tonalité qu’il compte donner aux trois prochaines semaines de course : « Ma saison est parfaite jusqu’ici et c’est un honneur d’être favori. La première semaine du Tour est toujours très intense. On peut perdre le Tour entre le départ et la première journée de repos, mais il y a aussi des opportunités de créer des écarts, avec des arrivées difficiles, quelques montées bien placées et un chrono. (…) J’ai hâte de me battre, sur tous les terrains. » Une menace ? Pour toute réponse, son plus grand rival, le Danois Jonas Vingegaard, vainqueur en 2022 et 2023, se contenta de glisser : « Je peux affirmer que je suis plus fort que jamais. » Quant au Belge Remco Evenepoel (Soudal), qui complétait le podium l’an passé, il avoua sans détour la singularité de sa posture : « Je suis ici pour tenter de rivaliser avec eux, de leur compliquer la vie. » Rien de plus ?
Acte II, scène I
Par cette douce ironie qui offre à notre irrespectueuse francitude de Juillet cet art subtil de prendre les premiers tours de roue de manière toujours assez sacrée, c’était plein bonheur de débuter l’épopée versifiée dans le Nord, terre de vélo propice à tous les excès d’enthousiasme. Foule considérable. Ardeur ancestrale. Passion racinaire. « C’est comme un week-end de braderie ! », se réjouissait Boris Delecroix, président du Club hôtelier Lille Métropole, qui notait un taux d’occupation de 95 % pour toute l’agglomération. Tout ce samedi, le spectacle se trouvait au bord des routes. Le Peuple du Tour, le vrai, amassé tel un mur. Une rangée de dizaines de milliers d’yeux dans l’inextricable réseau de fils des regards mobiles.
Dans cette chaleureuse ambiance de kermesse dispendieuse en ciel gris (21 degrés en moyenne) et en cris, nous entendions l’amour véritable à l’heure de la bière. D’autant qu’on s’y attendait. Dans la quête du premier maillot jaune de l’édition 2025, il était évident que certaines armadas, notamment celles des routiers-sprinteurs (Alpecin-Deceuninck de Jasper Philipsen, Lidl-Trek de Jonathan Milan et Intermarché de Biniam Girmay), ne laisseraient pas éternellement les fuyards prendre leurs aises. Il ne fallut pas attendre des plombes pour comprendre que la première étape se disputerait à haute fréquence. Plus de 46 km/h de moyenne les deux premières heures ! La dinguerie venait de débuter dans les plis inauguraux à la saveur toute particulière, avec plusieurs bordures en prime.
Sachant qu’un quart des coureurs présent cette année découvrait l’épreuve, nous guettâmes avec inquiétude la haute-tension qui s’empara du peloton comme une frénésie. L’écart se réduisit irrémédiablement. Armirail, Thomas, Rutsch, Vercher et Le Berre resteraient pour aujourd’hui et pour jamais les premiers attaquants. La jonction s’opéra à moins de cent bornes de l’arrivée, mais bien après la côte de Notre-Dame de Lorette, où se trouve la nécropole éponyme, plus grand cimetière militaire de la Première Guerre mondiale rassemblant les restes de plus de 40000 soldats français et alliés tombés lors des combats sanglants menés entre 1914 et 1915 dans cette région stratégique.
Acte II, scène II
La bataille sportive, elle, reprit vigueur à la faveur d’une nouvelle tentative – incongrue mais admirable – de deux coureurs déjà présents dans l’échappée matinale : Benjamin Thomas (Cofidis) et Matteo Vercher (TotalEnergies). Le Tour n’est plus depuis longtemps une course « à la papa » en sa première journée. Jadis, un prologue ou une boucle toute plate réglait l’affaire et lançait la fête populaire. Cette année, une fois encore, un préliminaire intéressant se dressait donc sous les roues des Géants de la route. Hélas, nos deux courageux virent leur aventure s’achever au sommet du Mont Cassel, lors du sprint pour le classement de la montagne. Sur la ligne, Thomas glissa de la roue avant sur les pavés, chuta et envoya son compagnon d’échappée au sol. Les éclaireurs se sabordèrent. Gloire à eux… malgré tout.
Après le premier abandon de cette édition, l’Italien Filippo Ganna (Ineos), tombé en début d’étape, nous nous concentrâmes sur la baston annoncée entre sprinteurs, puisque, comme prévu, aucun des cadors pour le général ne sortit du bois – ce qui ne sera sans doute pas le cas ce dimanche vers Boulogne-sur-Mer, avec deux rudes côtes dans le final. Nous vîmes néanmoins Vingegaard franchir en tête le sommet du Mont Noir (4e cat.), comme s’il chassait le maillot à pois. Étrange stratégie pour un coursier de son calibre. Voulut-il se tester ? Ou signifia-t-il un précoce signe de faiblesse ?
Dans ce pays proche et lointain que reste la République du Tour, jamais distante de notre histoire commune, le peloton pénétra dans Lille à tombeau ouvert par l’avenue Léon Jouhaud, ouvrier allumettier et syndicaliste, secrétaire général de la CGT de 1909 à 1947, prix Nobel de la paix en 1951. Dès lors, nous crûmes assister à un sprint classique. Pas du tout. Car nous retrouvâmes un peloton en pièces détachées, suite à une bordure, à quatorze kilomètres du but seulement. Panique à bord. À l’avant, parmi trente-six éléments, Pogacar et Vingegaard étaient bien là, mais manquaient à l’appel Evenepoel, Roglic, Van Aert, etc. Addition salée sur la ligne : 39 secondes concédées. Entame étonnante.
Rescapé de la furie et du vent, l’équipe Alpecin de Mathieu Van der Poel se montra surreprésentée et emmena dans un fauteuil le Belge Jasper Philipsen, irrésistible, qui vint quérir sa dixième victoire d’étape. Qu’on se le dise : la plus grande course cycliste du monde ne dépend toujours uniquement de ses champions, mais souvent de la topographie et des circonstances. Qui aurait imaginé que, à Lille, Remco Evenepoel accuserait déjà un retard d’une quarantaine de secondes sur Pogacar et Vingegaard ?
Épilogue
Pour son 36e Tour, le chronicœur et rédacteur en chef de Miroir du cyclisme repart avec dans sa valise quelques références pour fomenter un récit dont il perçoit les contours, attendant de retrouver la carte éclatante d’un territoire saisi dans ses limites et sa grandeur, ses gouffres et ses aspérités, et pourquoi pas un bout de légende cycliste, empruntant à l’onirique toute la sève de nos Tours d’enfance. Juste un rêve ?
Urgence pour l’Humanité
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