Et si le prisme du sexe expliquait l’élection de Donald Trump ?

Ophélie Roque est professeur de français en banlieue parisienne. Elle a publié Black Mesa (Robert Laffont, 2023), son premier roman.


Assurément, il y a eu un malentendu dans notre manière de percevoir l’élection américaine. Les médias l’ont trop souvent abordée sous le prisme de la race là où il fallait la comprendre sous le prisme du sexe. Ce ne sont pas les minorités qui ont fait gagner Trump, c’est le vote des hommes. Est-ce à dire qu’aucune femme n’a voté pour lui ? Bien sûr que non ! Elles sont près de 44% à avoir voté en sa faveur. Alors, comment expliquer un tel vote ? Comment comprendre que plus de la moitié des hommes latinos aient glissé un bulletin Trump dans l’urne ?

Dans un monde où tout se fragmente et se parcellise, ils sembleraient que les Américains ont eu - plus que jamais - le besoin d’ancrer leur vote dans le connu. Ras-le-bol des terrains glissants et des normes rendues trop flexibles. Si Trump l’a emporté, c’est que sa figure incarnait le masculin dans une Amérique populaire de plus en plus déboussolée par les avancées du mouvement woke. Ce terme trouve ses racines dans le dialecte afro-américain vernaculaire où il signifiait qu’un individu était pleinement conscient des injustices raciales. De nos jours, le mot s’est chargé d’une pléthore de sens nouveaux (questions liées au genre, à l’orientation sexuelle…). Pour faire simple, le wokisme part du racisme et rayonne désormais dans toutes les directions. 20% de la génération Z (née entre 1997 et 2012) s’identifie comme faisant partie de la sphère LGBT, ils ne sont que 10% chez les milléniaux (nés entre 1981 et 1996).

En quoi ce mouvement - loin d’être une simple mode passagère - a-t-il pu redéfinir les concepts établis des pôles mâle et femelle ? Et surtout, pourquoi la figure de Trump est apparue à beaucoup d’Américains comme le seul antidote possible à ce wokisme jugé galopant ? Mais alors par quel miracle, la figure vieillissante de Trump a-t-elle pu surnager au-dessus de la mêlée ? Soyons clairs, Donald fait montre de l’assurance un peu crâne du vieux cerf. Il oscille en permanence entre ces deux extrêmes que sont le dégoût et l’admiration. Comment a-t-il pu, à ce point, devenir un objet clivant ? Quel est cet étrange fardeau de celui qui, tout à la fois, repousse et séduit ? C’est qu’il y a du Danton ou du Mirabeau chez cet homme ! Il ne séduit guère par sa beauté mais par son énergie. La joliesse est chose trop fragile et éphémère, la puissance, en revanche, s’inscrit dans une durée renouvelée. Trump dure. Ce qu’il laisse derrière lui en beauté, il le compense en puissance. Ce qui est un tour de force d’autant plus grand que l’individu commence à être âgé.

Ne peut-on se contenter de défendre la cause des femmes sans aborder des thèmes telles que la transidentité ou la fluidité de genre ? La question en effarouche certaines.

Ophélie Roque

Parce qu’on peut s’en gausser mais le corps de Trump est mâle. D’ailleurs, il est souvent représenté (aussi bien par ses partisans que par ses détracteurs) sexualisé. Qu’on le représente sous la forme du bouc primitif toujours en rut ou qu’on lui invente un mini-appendice. Des collectifs d’artistes anonymes l’exhibent même en format colossal, baladant sa nudité à travers l’espace urbain. Bien souvent ce sont d’ailleurs les artistes féminines qui le déshabillent ! Ça peut sembler anodin mais ça ne l’est en rien. On découvre le corps du monarque pour révéler sa faiblesse intrinsèque. Mais c’est faire l’impasse sur un fait : la masculinité est toujours un peu dangereuse à contempler. On a beau tenter de le ridiculiser, c’est un peu vite oublier que le mâle n’est pas toujours figuré sous les traits d’éphèbe du jeune Apollon. Il se dissimule aussi, et surtout ? - sous les traits d’un Pan ithyphallique. Cornes incurvées, tignasse emmêlée, sabots crottés.

Pour des millions d’Américains au physique plus que «modeste», Trump symbolise celui qui gagne parce qu’il l’ose. Nous restons au niveau des primates, l’emporte celui qui a non pas la libido la plus affirmée mais celui qui, du moins, le laisse croire. Question de prestige. Nous ne sortons pas du linga primitif, du phallus dressé qui se contente d’être posé là. Et les femmes dans tout ceci ? Que peuvent-elles en dire ? Il y a celles qui approuvent et celles qui se révoltent. Que penser par exemple de ces groupes qui essaiment sur les réseaux en renouvelant la proposition d’Aristophane qui, dans Lysistrata, décrit des femmes faisant la grève du sexe afin de forcer leur mari à mettre fin à la guerre. Mais ici que dénoncent-elles si ce n’est le corps du vieux mâle qui se refuse à mourir ? Mais aux groupies s’opposent toutes celles qui ont délaissé Kamala au profit de Donald, pas forcément dans l’enthousiasme mais qui ont tout de même choisi le candidat républicain.

Parce que oui, les femmes (aussi) ont voté pour lui. La grande question est alors celle-ci : pourquoi ? Au-delà des préoccupations économiques, il est possible que le wokisme entraîna une invisibilisation croissante du féminisme traditionnel et, au-delà, des femmes tout court. L’approche intersectionnelle et agressive promue par le mouvement «woke» a su ringardiser un siècle de combats ! Le hashtag #feminism fut ainsi trois fois moins utilisé en 2024 qu’en 2017 quand le hashtag #intersectionality bondit, lui, de 178% sur la même période ! Même au sein des principaux médias les articles féministes diminuent alors que ceux brodant autour de l’«intersectionnalité» augmentent de 215%.

Si certaines femmes adhérent à cette lutte élargie, d’autres estiment - au contraire - que cette inflation est non seulement contreproductive mais également un peu suspecte. Ne peut-on se contenter de défendre la cause des femmes sans aborder des thèmes telles que la transidentité ou la fluidité de genre ? La question en effarouche certaines. Les mères de famille à tendance conservatrice notamment s’en émeuvent et fondent «Moms for Liberty» qui regroupent quelque 130.000 membres à travers tous les États-Unis et qui servent de caisse de résonance au parti républicain.

L’essor de cette masculinité « new generation » s’est exacerbé depuis le mouvement #MeToo. Certains hommes, se sentant au mieux marginalisés au pire menacés, cherchent à réaffirmer une identité masculine qu’ils perçoivent en danger.

Ophélie Roque

Traditionnellement favorables au parti démocrate, les femmes n’ont pas voté comme on l’attendait puisque - et ce malgré des déclarations souvent osées de Donald Trump à leur égard - le président parvint à obtenir 44% du vote féminin (soit une hausse de deux points par rapport à 2016). Perçues comme trop radical (notamment sur les questions de genre, de race et d’identité), les idées wokes provoquèrent un effet de rejet auprès d’une partie des électrices qui eurent peur qu’une élection d’Harris mette à mal les bases traditionnelles de la société. Cette crainte fut particulièrement marquée chez les femmes hispaniques qui votèrent à 37% pour Trump (lui offrant ainsi une hausse historique de plus de sept points !).

Ce malaise face aux exigences toujours renouvelées du wokisme fut particulièrement bien exploité par le camp républicain qui a su capitaliser sur l’embarras des électrices. Pas sûr par ailleurs que le militantisme démocrate ait toujours été très bien perçu dans certains comtés. La campagne des post-it (septembre 2024) voulait cibler en priorité les électrices des régions républicaines (l’idée étant que ces dernières ne pouvaient avoir accès au message démocrate au sein de leur foyer). Ainsi des post-it encourageant les femmes à voter pour Kamala Harris furent dissimulés à l’intérieur des toilettes publiques, dans les boîtes de tampons ou encore dans les paquets de couches. Le tout pour un succès des plus… mitigés !

Sans compter qu’il semblerait qu’une part non négligeable de l’électorat féminin ait pu se montrer sensible à la rhétorique paternaliste de Trump qui a su revêtir la figure du protecteur des grands jours. Lors d’un rassemblement du CPAC (Conservative political action conference), l’ancien président déclara: «Je suis votre guerrier. Je suis votre justice.» Plus tard, il affirma qu’elles seraient «heureuses, en bonne santé, confiantes et libres» sous sa présidence. Pour de nombreuses épouses religieuses du Midwest, la parole de l’homme fait encore foi. C’est que la liberté des grandes villes apparaît bien lointaine quand on habite dans un petit patelin du Mississipi. Quant à la population masculine, elle offrit au républicain ce qui ressemble de fort près à un véritable plébiscite ! 55% des électeurs votèrent pour le républicain (le chiffre grimpe jusqu’à 60% chez les hommes blancs !). Mais alors, qu’est-ce qui a pu séduire si massivement dans la figure de Trump ? C’est qu’aux rivalités ethniques semble se succéder une fraternité virile. 

Ceci ne va pas sans rejoindre cette «nouvelle masculinité» qui émerge et se consolide, en partie, en réaction aux idées véhiculées par le wokisme. L’essor de cette masculinité «new generation» s’est notamment exacerbé depuis le mouvement #MeToo. Certains hommes, se sentant au mieux marginalisés au pire menacés, cherchent à réaffirmer une identité masculine qu’ils perçoivent en danger. Beaucoup d’Américains estiment qu’un féminisme galopant viendrait indûment leur enlever des opportunités professionnelles. Cette «crise de la masculinité» vient alimenter le développement de communautés se revendiquant masculinistes et/ou misogynes.

Mais alors que veulent ces nouveaux mâles ? En premier lieu, un retour aux valeurs traditionnelles ! Ils prônent le retour à une conception plus traditionnelle et passéiste de la masculinité et mettent l’accent sur la force physique, sur le stoïcisme émotionnel (l’homme est toujours celui qui ne pleure pas) et surtout sur l’idée que c’est à lui – et à lui seul — de nourrir et de prendre soin de sa famille. En bref, l’homme nouveau emprunterait de nombreux traits à la figure ancestrale du chasseur-cueilleur. Un autre aspect de cette mouvance est l’accent mis sur l’autodiscipline et le développement personnel. L’homme moderne est celui qui sait sculpter son corps et qui sait manier aussi bien la machette que le M16. Il sait survivre en forêt et barricader sa maison.

L’ampleur du phénomène est difficile à quantifier mais plusieurs indicateurs suggèrent que de plus en plus de citoyens américains se reconnaissent dans cette vision masculiniste. Les recherches internet autour du concept de «masculinité alpha» ont augmenté de 330% entre 2015 et 2020! L’homme de 2024 ne souhaite pas être un homme, il vise le surhomme. Nietzche a de beaux jours devant lui. Mais de l’idéal à la réalité, il y a un gap. D’où le cycle infernal de frustrations qui viennent alimenter la rancœur qui se porte sur les femmes jugées trop «sélectives» dans le choix de leur partenaire. Il est indéniable, que le trio Trump, Musk, Vance a dû flatter leurs idéaux ! Surtout quand l’on sait que les deux premiers sont coutumiers des prises de position qui fleurent parfois bon la misogynie assumée. 

Citons une pépite parmi tant d’autres : «Les femmes et les hommes à faible testostérone filtrent l’information par consensus pour se protéger. Seuls les vrais alphas pensent objectivement.» Il y a de quoi être sceptique surtout que si l’on se tourne vers ceux de Trump, la récolte n’est guère différente : «Si Hillary Clinton  ne peut pas satisfaire son mari, comment peut-elle satisfaire l’Amérique ?». Une bonne partie des Américains (et pas seulement des incels) jubilent en lisant de tels coups de griffes. Cette franche camaraderie de dortoir résonne vivement auprès de jeunes en quête de sens dans un monde qu’ils perçoivent comme hostile à leur masculinité. Surtout depuis qu’Internet, plus que jamais, est devenu le lieu de l’entre-soi masculin. La «manosphère» est l’ensemble des forums et sites web dédiés aux questions masculines. Des communautés comptent des centaines de milliers de membres qui vivent en vase clôt. Ce repli est propice à la radicalisation, des griefs personnels se transforment en une idéologie antiféministe cohérente.

Bref, que l’on soit un homme ou que l’on soit une femme, il semblerait que le vote Trump soit – au-delà du programme économique et de la crise des migrants — un vote d’adhésion contre une partie de la société qui, en évoluant trop vite, laisse une partie des Américains et Américaines sur le carreau. L’Amérique n’est peut-être pas prête à céder aux sirènes du wokisme. Il est possible que le résultat des élections sonne comme la ruade des insatisfaits dans les côtes de ce nouveau monde qui souhaitait émerger sans eux.