À Bastia, là où elle a grandi, Laure Limongi regardait, enfant aux yeux sombres, la mer du balcon de sa maison avec des envies d’horizons lointains. Le bleu du ciel, le bleu de cette mer aux teintes changeantes – du bleu doux des plages d’été au bleu électrique des colères passagères –, rien de cette eau chargée de tant d’histoires ne lui échappait, jusqu’aux « petits crabes » observés dans les anfractuosités des rochers avec la patience d’une apprentie carcinologue. « Je me souviens, me dit-elle par une froide matinée parisienne, des planches à voile aujourd’hui un peu passées de mode et des optimistes, ces coquilles de noix pour enfants dans lesquels nous apprenions les rudiments de la navigation… »
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Installée à 18 ans à Aix-en-Provence où elle entre en fac, la romancière corse se sent perdue sans cette mer qui lui servait de boussole et de point de repère quotidien. « J’ai traversé une période de grosse déprime », confie celle qui est installée à Paris depuis une vingtaine d’années. L’écriture qui l’a portée depuis – une douzaine de livres – a sans doute contribué à atténuer la douleur de la Méditerranée enlevée. L’un de ses derniers romans ne s’appelle-t-il pas On ne peut pas tenir la mer entre ses mains ? Mais voici L’Invention de la mer *, un nouvel objet à consonance marine. Je dis « objet » car il s’agit, comme souvent chez Laure Limongi, non pas d’une balade littéraire pépère avec calme plat, mais bien plutôt d’une traversée romanesque complexe, où les écueils de compréhension peuvent facilement mener au naufrage du lecteur peu concentré. Tentons de résumer : dans une centaine d’années, hommes et femmes ont dû muter pour survivre dans les profondeurs marines, ultimes territoires protecteurs après que la terre ferme est devenue invivable suite aux pandémies, aux guerres et aux ravages climatiques. Dans ce nouveau monde, peuplé de créatures nées de croisements avec des cétacés, des poulpes, des crabes, des hommes et des femmes de plume font naître de nouvelles formes d’écriture afin de perpétuer la poésie, la révolte, l’amour et le rêve. Au cœur de cet étrange ouvrage romanesque futuriste, il est question, au fil des pages, de chimères cétacés, d’algues hallucinogènes, de crustacés décapodes, de société mutante et autres inventions prodigieuses…
Laure Limongi s’est précipitée dans son histoire comme on plonge en apnée au fond des abysses jusqu’à connaître l’ivresse des profondeurs. On sent d’après l’écriture, à la fois précise et fiévreuse, scientifique et rêveuse, que la romancière, en couple avec un marin, ne s’éloigne pas des principes de la navigation en solitaire : rigueur de la connaissance, tropisme de l’évasion et des dérives imaginaires les plus inattendues. « L’idée de L’Invention de la mer m’est venue en plein Covid. J’étais en résidence artistique en Corse, dans un lieu nommé Providenza. C’était une période un peu étrange, tout le monde était inquiet avec l’arrivée de cette nouvelle peste dont on ne savait rien. J’ai imaginé, face à la mer, que l’une des réponses possibles à la contamination serait une hybridation de l’humanité avec une flore marine imperméable au virus, ce qui constituerait une planche de survie pour l’humanité. »
Afin de rendre son récit aussi crédible que possible, Laure Limongi s’est immergée pendant des mois dans des textes scientifiques parfois ardus pour les néophytes, parfois clairs comme de l’eau de roche. Échantillons variés : La Baleine, de Michel Pastoureau, Le Retour de Moby Dick, de François Sarano, C’est de l’eau, de David Foster Wallace… Publiée durant l’Année des océans, cause nationale française en 2025, L’Invention de la mer se veut à la fois un cri d’alarme face au réchauffement climatique et une note d’espoir.
L’hybridation, chez Laure Limongi, n’a rien d’une chimère angoissante. C’est au contraire une porte de salut possible vers une survie qui passerait par la magie des profondeurs. Ce « poulpe fiction », comme le résume joliment son auteur, se veut réaliste et crédible, contrepoint brillant à ce qui aurait pu être un conte de fées gnangnan. « La mer n’est pas un monde enchanté. Les prédateurs y sont aussi légion que sur la terre ferme. »
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Lorsqu’elle n’est pas accaparée par cet océan, source de ses interrogations romanesques, Laure Limongi sort de sa coquille pour se muer en bibliothérapeute prodiguant des soins littéraires par la lecture. Alors qu’elle était l’année dernière pensionnaire de la villa Médicis, à Rome, la romancière, jamais à court d’un concept surprenant, a soudain l’idée d’un projet artistique basé sur le potentiel bienfaisant des livres à destination des âmes troublées et autres. « Je conseille des romans, des biographies ou des essais en fonction des pathologies légères ou profondes de chacun d’entre nous, puisque nous souffrons tous, à plus ou moins grande échelle, de quelques fragilités. J’ai intitulé mon projet de transmission littéraire “Service des Panacées” . C’est aussi un outil de création, j’essaie de faire dialoguer littérature et médecine en proposant des consultations de bibliothérapie créative. » Un projet qui n’a rien de loufoque, puisque de ses performances d’un genre nouveau, Laure Limongi compte bien tirer un très sérieux « dictionnaire médical de littérature ». Les mots contre les maux : la potion magique, non remboursée par la Sécurité sociale, prouve depuis quelques millénaires son utilité – depuis Homère jusqu’à notre chère Han Kang, prix Nobel de la littérature en 2024 qui s’est glissée, elle aussi, dans nos pages bleues …
*Éditions Le Tripode, 240 p., 20 €.