Bruno Bonnell : « Ne refaisons pas le passé, créons des métiers où l’IA et les robots prendront toute leur place »

Bruno Bonnell a eu plusieurs vies. Cofondateur de l’éditeur de jeux Infogrames, puis de Robopolis, il défend depuis des décennies l’entrepreneuriat et l’innovation. Il dirige France 2030, un projet d’investissement public doté de 34 milliards d’euros pour aider la France à retrouver sa souveraineté industrielle et technologique dans les domaines stratégiques pour le futur de notre pays.

LE FIGARO. - Quand on se penche sur deux siècles d’histoire industrielle, quels sont, selon vous, les grands moments de rupture qui permettent de comprendre la révolution actuelle ?

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Bruno Bonnell.- Trois guerres ont marqué des points de bascule. En 1870, la révolution industrielle révèle une supériorité allemande en matière de production. En 1914, la Première Guerre mondiale élimine physiquement un monde paysan et artisanal, les hommes disparaissent et l’automatisation s’accélère, avec l’arrivée des grandes machines agricoles dans les champs. En 1945, c’est un autre phénomène : l’urbanisation, la société de consommation, la concentration dans les villes, la salle de bains qui s’installe dans les foyers, et surtout l’entrée d’un objet qu’on croyait anecdotique mais qui a tout changé, la télévision.

Et puis, à la fin des années 1970, surgit une quatrième révolution, moins visible mais décisive, le microprocesseur. À partir de là, l’électricité n’est plus seulement une énergie qui éclaire ou qui chauffe, mais une électricité qui a de l’intelligence. Entre ce microprocesseur et l’intelligence artificielle d’aujourd’hui, nous avons franchi un saut quantique.

Comment France 2030 s’inscrit-il dans ce contexte de rupture ?

France 2030 est un plan d’anticipation très concret de notre vie d’ici le milieu du siècle. Il vise à réduire notre dépendance à l’étranger, comme le font tous les grands pays, la Chine en particulier, et à faire de la pédagogie auprès des jeunes, en leur disant : « Allez travailler dans ces domaines, ce sont les métiers de l’avenir. »

Il ne s’agit pas de refaire le passé mais de créer de nouveaux processus et de nouveaux métiers où robots et intelligences artificielles prendront toute leur place

Bruno Bonnell

Nous finançons des démonstrateurs et nous soutenons 7500 projets à travers tout le pays dans tous les domaines, les voitures de demain, le spatial, les petits réacteurs nucléaires, les biomédicaments et bien d’autres choses encore. Je répète depuis quatre ans que France 2030, ce n’est pas un projet de réindustrialisation, mais de néo-industrialisation. Il ne s’agit pas de refaire le passé mais de créer de nouveaux processus et de nouveaux métiers où robots et intelligences artificielles prendront toute leur place. C’est une révolution profonde systémique qui est en train de bouleverser la façon de produire, donc de travailler, et même les usages les plus courants.

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Quels usages, par exemple ?

Prenez l’automobile. C’est l’objet magique du XXe siècle : indispensable au consommateur, il mobilise une chaîne industrielle complète, de la métallurgie à l’électronique. On a vendu l’idée que posséder sa voiture, c’était posséder sa liberté. Dans vingt ou trente ans, avec le véhicule autonome, la consommation va changer radicalement. À l’instar d’Uber, l’usage primera sur la propriété, sauf pour quelques collectionneurs. La chaîne de valeur sera bouleversée, les usines ne produiront plus des millions de véhicules pour chaque individu, mais des flottes mises à disposition. Cela exigera des infrastructures nouvelles : routes connectées, satellites dédiés, capables de gérer des centaines de milliers de véhicules simultanément. On passe du modèle « Achetez une voiture, mettez de l’essence et débrouillez-vous » au modèle « Je veux me déplacer ». J’appelle ma voiture, elle vient, me dépose et repart seule.

C’est une transformation totale, industrielle et urbaine. Autre exemple : la santé. L’IA diagnostique déjà des signaux faibles invisibles à l’œil, comme des mélanomes ou des cancers du sein naissants. Nous allons apprendre à faire confiance à la machine, et c’est cela la véritable révolution : faire confiance sans maîtriser. L’humain gérera l’émotion et la relation, notamment pour la santé mentale, mais, dans la majorité des cas, la machine soignera mieux et plus tôt.

Depuis deux siècles, le travail a déjà beaucoup évolué. Comment situez-vous la révolution actuelle par rapport à cette histoire longue ?

Le capitalisme a été théorisé au moment même où l’industrialisation s’imposait. Marx écrit Le Capital alors que la production de masse transforme l’économie. Et, en 1920, l’écrivain tchèque Karel Capek invente le mot « robot » dans sa pièce RUR. Ce n’est pas un hasard : déjà, l’idée était de remplacer les ouvriers par des machines dociles qui travaillent sans se plaindre, sans lutte des classes. Depuis deux siècles, une constante demeure : à modèle inchangé, la machine finit toujours par gagner.

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Les machines vont-elles inéluctablement remplacer les hommes ?

Si nous restons dans la logique du salaire horaire, alors oui, les machines gagneront. Elles travaillent 24 heures sur 24, sans fatigue, sans lumière, sans pause. Cela conduira inévitablement à des frustrations et à des révoltes, comme celles des luddites au XIXe siècle. Mais la véritable révolution, c’est d’accepter de changer de modèle. Il ne s’agit plus de penser uniquement en termes de travail au sens productif, mais en termes de contribution.

Qu’entendez-vous par cette notion de contribution ?

Contribuer, c’est participer à la société, que ce soit dans l’industrie, dans le social, dans l’humain ou dans l’environnement. Un exemple simple : pendant longtemps, on a dit d’une mère au foyer qu’elle ne faisait rien. Pourtant, elle contribuait de façon essentielle par l’éducation, l’organisation, le lien social. Ce travail invisible était fondamental. Demain, beaucoup d’activités devront être reconnues de cette manière. Nous allons quitter le siècle du pouvoir d’achat pour entrer dans le siècle de la qualité de vie. La jeunesse le montre déjà : elle ne cherche plus seulement à travailler plus pour gagner plus, mais à donner du sens à son temps, à équilibrer travail et vie personnelle. C’est une révolution anthropologique. Depuis toujours, l’existence humaine s’est définie par la production. Demain, la valeur se mesurera à la qualité de la contribution. Et le défi sera immense : redistribuer les gains de productivité des machines pour financer ces nouvelles formes d’utilité sociale.

Nos élites sont restées trop éloignées des sciences. J’ai milité pour une commission des affaires scientifiques à l’Assemblée, en vain

Bruno Bonnell

On a l’impression que l’État est dépassé par ces révolutions technologiques récentes…

La France a su construire le TGV, le parc nucléaire, le Minitel. À l’époque, ces projets paraissaient fous ; ils ont bâti notre présent. Aujourd’hui, il faut le même courage pour créer des routes connectées, des villes intelligentes, des systèmes énergétiques décarbonés. Le rôle de l’État est de projeter un récit et de faire la pédagogie du futur. Or, depuis les années 1980, ce récit national s’est figé. Nous avons raté le train de l’internet. Le Minitel était pourtant un formidable outil qui proposait déjà la signature électronique, la logistique des colis, le commerce en ligne et de nombreux autres services. La France pompidolienne et giscardienne avait été à la pointe avec le plan Calcul, le nucléaire, le TGV. Puis nous avons levé le pied au moment de la révolution numérique. Nos élites sont restées trop éloignées des sciences. J’ai milité pour une commission des affaires scientifiques à l’Assemblée, en vain.

La France et l’Europe peuvent-elles encore rattraper leur retard ?

Depuis quatre ans, j’ai parcouru soixante-dix départements, et partout j’ai trouvé une inventivité remarquable. Nous avons toujours beaucoup de talents. Notre faiblesse reste le manque de capitaux privés. Les secteurs porteurs sont clairs : l’espace, l’avionique, les sciences de la vie, les technologies de très haute valeur ajoutée. Peu importe que le capital soit français ou étranger, l’essentiel est de produire en France.

L’intelligence artificielle est aujourd’hui au cœur de tous les débats. En quoi constitue-t-elle une rupture spécifique ?

Au début, l’homme a augmenté sa dextérité par l’outil. Ensuite, il a augmenté sa force par la machine. Avec l’intelligence artificielle, il augmente ses capacités cognitives, et cela change tout. En biologie, par exemple, l’homme seul ne peut pas comprendre la complexité du vivant, mais, avec l’IA, il améliore considérablement ses connaissances, ce qui promet des sauts quantiques en médecine, en agriculture, dans l’industrie. La robotique devient alors une déclinaison physique de cette intelligence. Mais attention, l’IA consomme trop d’énergie, beaucoup trop ! Sam Altman, le patron d’OpenAI en est parfaitement conscient. Lorsque j’ai échangé avec lui cet été, il m’a demandé combien de temps il fallait pour construire une centrale nucléaire… Nous devons inventer une IA frugale, capable de réduire massivement sa consommation. Le modèle est là, sous nos yeux, c’est le cerveau humain. Nous accomplissons des milliards d’opérations simultanées avec à peine 60 à 80 watts. Une consommation inimaginable pour l’intelligence artificielle d’aujourd’hui.

Il faut former, intégrer l’IA partout, inventer une IA frugale et nous inspirer de l’audace des années 1970 sans rejouer les erreurs des années 1980. Ne ratons pas cette vague

Bruno Bonnell

Vous évoquez un nouvel horizon, celui d’un Homo sapiens numérique. Qu’entendez-vous par là ?

Nous sommes déjà connectés en permanence à nos écrans, nos claviers, nos téléphones. Demain, cette connexion pourra être plus intime. Il ne faut pas exclure une hybridation de l’homme et des nouvelles technologies, comme l’imagine déjà Elon Musk avec Neuralink. Ce n’est pas pour ce siècle de façon standardisée, mais c’est devant nous. Comme Cro-Magnon face à Néandertal, ceux qui maîtriseront ces nouveaux outils progresseront plus vite. L’Homo sapiens de l’an 3 000 ne ressemblera plus à celui d’aujourd’hui. C’est vertigineux et effrayant : appelons cela la transformation de l’homme.

La France doit-elle se doter de champions nationaux de l’IA ?

Il est important d’avoir des acteurs comme Mistral, mais l’essentiel est ailleurs : faire converger l’IA vers les métiers, créer des intégrateurs capables de l’insérer dans tous les processus. L’outil pur demande des milliards d’investissements et les Américains dominent. L’intégration est notre force. Il faut éviter de décrocher, quitte à acheter des robots chinois ou des briques étrangères, et en parallèle financer nos propres avancées. Dans le numérique, il y a plusieurs vagues : Yahoo! paraissait éternel avant Google, et personne n’avait vu OpenAI venir. L’Europe doit se donner une vision politique, lever des capitaux communs, créer des champions européens et bâtir l’avenir. C’est un devoir. Il faut former, intégrer l’IA partout, inventer une IA frugale et nous inspirer de l’audace des années 1970 sans rejouer les erreurs des années 1980. Ne ratons pas cette vague : je l’appelle la « robolution » !