REPORTAGE. "Ce sont nos corps" : avant la présidentielle en Pologne, le fébrile espoir des défenseuses du droit à l’avortement

Les murs et canapés du centre de santé, rose poudré, contrastent avec la façade grise et austère de l'immeuble au cœur de Varsovie. A l'entrée ou à l'étage, des dépliants offrent aux patientes des informations sur leurs droits, la contraception d'urgence ou la pilule abortive, à côté de préservatifs. "Si vous avez avorté, vous pouvez venir ici sans être jugée", souligne la gynécologue Maja Drozdzak entre deux consultations, à la mi-mai, dans ce centre de l'association Federa. La Polonaise conseille et ausculte des patientes après une interruption volontaire de grossesse (IVG) médicamenteuse, "pour s'assurer que tout va bien". Un travail très encadré d'un point de vue légal.

Car la loi polonaise est l'une des plus restrictives d'Europe en la matière. Aider directement une femme à avorter est illégal, passible de trois ans de prison. L'IVG médicamenteuse n'est pas criminalisée, mais elle doit se faire dans le secret, par ses propres moyens. En 2020, le tribunal constitutionnel a interdit tout avortement en cas de "malformation grave et irréversible" du fœtus. Les IVG à l'hôpital ne sont ainsi permis qu'en cas de viol, d'inceste ou de danger pour la santé ou la vie de la femme enceinte. Autant d'entraves soutenues par le président sortant ultraconservateur Andrzej Duda.

Le chef de l'Etat, fervent opposant à l'IVG, dispose d'un pouvoir décisif en la matière : un veto présidentiel, qu'il s'est engagé à poser contre tout projet visant à assouplir la loi. Un blocage qui pourrait disparaître dimanche 1er juin, selon l'issue du second tour de l'élection présidentielle. Le centriste Rafal Trzaskowski, arrivé légèrement en tête au premier tour, est au coude-à-coude avec l'ultraconservateur Karol Nawrocki. L'un fustige "la loi médiévale contre l'avortement", suscitant un maigre espoir chez des militantes de ce droit ; l'autre promet à son tour de faire blocage.

"C'est son travail d'avoir des résultats"

Tirant sur sa cigarette électronique, Maja Drozdzak "croise les doigts" à l'approche du scrutin. La soignante de 36 ans espère voir Rafal Trzaskowski l'emporter face à son rival "anti-choix" : le centriste "doit donner la priorité aux droits des femmes". "Ce sont nos corps et nos droits", insiste la Polonaise. Dans son programme, le candidat arrivé en tête au premier tour s'engage à libéraliser la loi sur l'IVG, sans être précis.

"J'espère voir des changements, mais je sais aussi qu'ils risquent de ne pas être aussi importants qu'espéré."

Maja Drozdzak, gynécologue

à franceinfo

Après l'élection, la spécialiste a bon espoir de voir la pilule du lendemain accessible sans ordonnance. Rafal Trzaskowski en a fait la promesse, après un veto d'Andrzej Duda sur le sujet. A minima, elle attend un meilleur accès à l'information et à l'éducation sexuelle. Il y a urgence. "Nous recevons beaucoup d'adolescentes", relève la soignante, qui perçoit un "sentiment de culpabilité" chez certaines patientes. "Elles ne vous regardent pas dans les yeux, elles craignent de dire à un médecin qu'elles ont avorté. Elles ont peur d'avoir des problèmes si l'Etat accède à nos dossiers."

Pour ces femmes, Maja Drozdzak souhaiterait que l'IVG soit au moins légale jusqu'à 12 semaines de grossesse. "Je ne pense pas que ça arrivera", même si le candidat centriste était élu, regrette-t-elle. La promesse a été faite par le Premier ministre Donald Tusk, au pouvoir depuis 2023. Sans être tenue. "J'avais bon espoir qu'il modifie la loi, mais rien n'a changé", souffle la gynécologue. Elle-même s'était engagée en politique lors des élections législatives, pleine d'"espoir".

Antonina Lewandowska, coordinatrice du plaidoyer à Federa, le 13 mai 2025, à Varsovie (Pologne). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)
Antonina Lewandowska, coordinatrice du plaidoyer à Federa, le 13 mai 2025, à Varsovie (Pologne). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Le Premier ministre a récemment admis qu'à ce stade, sa majorité était trop faible pour mener à bien cet engagement sur l'IVG. Sa coalition demeure trop divisée. "Cela m'a rendue furieuse", réagit Antonina Lewandowska, coordinatrice du plaidoyer à Federa. "C'est son travail d'avoir des résultats, et il a simplement laissé tomber."

"Est-ce que je suis déçue ? Je suis surtout en colère. J'ai 29 ans et l'avortement n'a jamais été légal, accessible et pris en charge de mon vivant."

Antonina Lewandowska, coordinatrice de Federa

à franceinfo

Certes, des changements ont vu le jour depuis 2023, comme ces amendes imposées à des hôpitaux refusant de pratiquer des IVG légales. Mais Antonina Lewandowska en réclame davantage, surtout si la Coalition civique dont est issu Donald Tusk obtient la présidence dimanche grâce à Rafal Trzaskowski : "S'ils ont un président prêt à signer [des changements de la loi] et qu'ils n'y arrivent pas, cela va être un sérieux problème pour eux."

"Nous voulons faire beaucoup plus"

La Polonaise anticipe un pas en avant dans la décriminalisation de l'aide à l'avortement. "Je pense que Rafal Trzaskowski comprend l'importance de ce changement. C'est le strict minimum", appuie-t-elle. "Quelqu'un prêtant de l'argent à une membre de sa famille [souhaitant avorter] peut être accusé d'un crime. Ça n'a aucun sens."

"Pour l'instant, nous attendons l'élection présidentielle", répond le député centriste Pawel Blizniuk, membre d'une commission parlementaire sur l'IVG. Dans un café donnant sur le Parlement, l'élu presque quadra, téléphone et dossier en main, se défend de toute inaction : "Nous voulons faire beaucoup plus. (...) Mais le peuple a décidé que nous n'avions pas une majorité suffisante. Nous savions aussi que Duda poserait son veto sur chaque projet."   

"Le résultat de cette élection sera crucial pour l'avenir de la loi sur l'avortement. (...) On a besoin d'un changement de président, et de quelques voix en plus."

Pawel Blizniuk, député de la Coalition civique

à franceinfo

Pawel Blizniuk l'assure : avec un président centriste, "il y aura un élan politique". " Il sera plus simple de gérer les divisions de la coalition", comme ces voix démocrates-chrétiennes qui refusent de décriminaliser l'aide à l'avortement. Le député centriste se veut réaliste : ne plus punir, plutôt que de légaliser, "sera plus simple" à faire adopter. 

"Vous ne servez à rien"

Sur le trottoir d'en face, une banderole "Pro-vie, laissez-nous vivre !" apparaît au-dessus d'un local ressemblant à un magasin de vêtements. Derrière la vitrine, les slogans "L'avortement, c'est normal" et "Mon vote était pour l'avortement" apparaissent sur des sweat-shirts en vente. Les anti-IVG ciblent souvent ce centre du groupe Abortion Dream Team, ouvert en mars entre le Parlement et le siège de la Coalition civique. Un premier lieu dédié à l'avortement en Pologne, et un rappel à l'attention des politiques.

"Je veux leur dire : 'Allez vous faire voir, vous ne servez à rien. Ou au moins, laissez-nous tranquille", lâche Emilia Niemiec, 35 ans et responsable du centre. Des femmes viennent en quête de conseils, d'autres achètent des chaussettes et tee-shirts dont les bénéfices serviront la cause. Quelques Polonaises avortent sur place, munies de leurs pilules abortives.

Emilia Niemiec au centre dédié à l'avortement du groupe Abortion Dream Team, le 14 mai 2025, à Varsovie (Pologne). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)
Emilia Niemiec au centre dédié à l'avortement du groupe Abortion Dream Team, le 14 mai 2025, à Varsovie (Pologne). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

"Il était important d'ouvrir ce centre, car des personnes ont besoin d'avoir quelqu'un à leurs côtés dans ces moments. Elles ont besoin de pouvoir tenir une main, de faire un câlin à quelqu'un", défend Emilia Niemiec, la voix nouée par l'émotion. Le stress est constant, entre les risques légaux et les interférences des "anti-choix". Comme cette activiste, "les femmes qui viennent ici sont en colère, déçues. Elles n'arrivent pas à croire qu'elles doivent encore se cacher."

"C'est hallucinant, incompréhensible de voir que nous sommes toujours dans la même situation. (...) Donald Tusk ou le candidat de la Coalition civique ne se soucient absolument pas de nous."

Emilia Niemiec, responsable du centre d'Abortion Dream Team

à franceinfo

A l'approche du second tour, la Polonaise ne croit plus à un changement issu des décideurs. Elle nous montre la pièce intimiste, derrière un épais rideau de velours, où des femmes peuvent encore mettre un terme à leur grossesse. Une affiche y envoie un message de soutien aux patientes : "Nous nous sauverons nous-même." Avec ou sans soutien politique.


Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Agnieszka Suszko, journaliste en Pologne, pour la préparation et la traduction.