«La brutalité de Trump à l’égard des Européens est une chance car elle nous oblige à la lucidité»

Directeur général de la FMES (Fondation méditerranéenne d’études stratégiques), l’amiral (2s) Pascal Ausseur a assumé des responsabilités opérationnelles dans les domaines politico-militaire et des relations internationales.


Depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le monde est comme pétrifié : ses décisions, encore plus lapidaires et brutales qu’attendu, provoquent sidération et effroi. La réception en forme d’embuscade publique de Volodymyr Zelensky à la Maison-Blanche, le 28 février, a spectaculairement mis en scène la violence et l’amoralité de sa politique. L’embarras est particulièrement sensible chez les alliés européens de l’Amérique, qui ne comprennent pas comment le chef d’État du pays qui s’est constamment positionné en leader du monde occidental peut aussi brutalement tourner le dos à des principes et des usages conjointement et méticuleusement élaborés et défendus depuis la fin du second conflit mondial.

Il est tentant pour les esprits européens de résumer cette politique à la personnalité instinctive, excentrique et à bien des égards odieuse du nouvel hôte de la Maison-Blanche. Pourtant, la rupture politique qui se déploie outre-Atlantique va au-delà des questions de personne. Elle dévoile une Amérique rattrapée à son tour par la désoccidentalisation du monde, c’est-à-dire l’inversion du mouvement de convergence entamé il y a deux siècles vers le modèle de la démocratie libérale associée au capitalisme de marché et issu de l’universalisme des Lumières. Le balancier a changé de sens : nous vivons une période marquée par le retour des nationalismes, des rapports de force, des logiques d’empire et de la géopolitique.

Donald Trump est ainsi – on peut le regretter – un homme de son temps, en phase avec les principaux acteurs de la scène internationale comme Xi Jinping, Vladimir Poutine, Narendra Modi, Recep Tayyip Erdogan ou Benyamin Netanyahou. Associé à Elon Musk, il enterre définitivement le XXe siècle et illustre l’étonnant mélange entre les politiques de puissance du XIXe et la mondialisation technologique du XXIe. S’il impressionne légitimement par son tempo et les images spectaculaires qu’il suscite, ce retournement ne saurait être considéré par un observateur attentif des relations internationales comme une surprise. Il est le fruit d’une évolution, sensible depuis une vingtaine d’années, qui a concerné en premier les grandes puissances.

On se souvient du refus des États-Unis, sous la présidence de Bill Clinton, d’adhérer à la Cour internationale de justice comme l’une des premières fausses notes dans le concert universaliste. Avec le temps, les fausses notes se sont multipliées, transformant le concert en cacophonie. Le cynisme et la brutalité de George W. Bush lors de la guerre d’Irak en 2004, la rudesse d’Obama dans la promotion des intérêts américains face aux Européens, l’indifférence de l’administration Biden à l’égard des intérêts européens dans la gestion de l’AUKUS ou dans la mise en place de l’IRA ont d’une certaine façon préparé le terrain à l’empire prédateur de Trump parfaitement décomplexés à traiter ses interlocuteurs selon «les cartes dans leur jeu» et non plus leurs valeurs et leur régime politique.

Cette évolution américaine a accompagné le déploiement des politiques impériales de plus en plus agressive chinoise et russe, et en particulier à l’encontre des Européens comme l’a illustré la crise du Covid. L’invasion totalement décomplexée de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et la brutalité spectaculaire de la guerre qui a suivi ont marqué bien entendu un tournant pour les Européens, accentué par la tranquille indifférence au sein de la plupart des capitales et des populations du monde. On peut donc affirmer que les trois grandes puissances ont tué le multilatéralisme et le droit international.

Par effet d’aubaine, cette désinhibition généralisée s’est propagée chez les puissances moyennes, qui se sont également affranchies des usages en vigueur. L’agressivité turque autour de Chypre ou en Syrie, les guerres azerbaïdjanaises en Arménie et au Haut-Karabakh et la brutalité de la guerre israélienne à Gaza montrent à quel point la référence au droit international est devenue secondaire. Celui-ci est le plus souvent utilisé comme une munition dans la guerre de communication qu’une marque d’adhésion à un substrat de valeurs partagées.

Le véritable enjeu réside dans la prise de conscience que nous devons désormais être prêts à un combat meurtrier de haute intensité. Pour tenter d’éviter la guerre, il nous faudra être dissuasifs, c’est-à-dire réapprendre à faire peur

Pascal Ausseur

Pour les Européens, initiateurs du mouvement initial de convergence et engagés dans la construction de l’Union européenne, vision annonciatrice d’une communauté internationale fondée sur le droit et transcendant les logiques nationales, le coup est rude. Nous sommes pris à revers, déstabilisés intellectuellement et fragilisés face à ce monde qui n’est pas celui que nous attendions.

Confrontés à cette volte-face stratégique que nous n’avons pas voulu voir, il nous faut réagir avant qu’il ne soit trop tard. Nous ne sommes qu’aux prémices d’un monde nouveau dans lequel notre vulnérabilité de plus en plus flagrante nous pose en proie idéale. Nous devons prendre acte que l’Europe n’est plus confortablement installée au centre du jeu mais menace de dériver rapidement vers la périphérie économique, démographique, culturelle et politique. Cette marginalisation est accompagnée d’une fragilisation qui nous fait descendre chaque jour un peu plus les barreaux de la chaîne alimentaire géopolitique. La brutalité de Trump à l’égard des Européens est une chance car elle nous oblige à cette lucidité douloureuse.

La priorité semble être de nous doter des moyens de survivre alors que la guerre se rapproche. L’augmentation du budget de la défense à plus de 3% du PIB est une nécessité, mais ne suffira pas. Seule une capacité industrielle autonome des États-Unis nous permettra de résister aux chantages à venir. Mais le véritable enjeu réside dans la prise de conscience que nous devons désormais être prêts à nous battre seuls contre des armées bien équipées dans un combat meurtrier de haute intensité. Pour tenter d’éviter la guerre, il nous faudra être dissuasifs, c’est-à-dire réapprendre à faire peur. Dans une période où l’avantage est à l’épée sur la cuirasse et où les missiles prolifèrent de toutes parts, nous sommes plus vulnérables que jamais. Le monde redécouvre l’intérêt des concepts tels que la menace de représailles, la frappe préemptive et parfois le retour du service national : à nous d’adapter nos équipements et nos doctrines en conséquence.

Cet effort imposera certainement une réévaluation de notre modèle économique et de notre pacte social. Pour protéger la singularité de son État-providence, et au regard des réalités démographique, économique, budgétaire, environnementale et sécuritaire, l’Europe devra sans doute se repenser en puissance productrice plutôt que consommatrice. Le projet européen doit lui-aussi être repensé à l’aune de la nouvelle donne. Conçu pour éviter une guerre fratricide sur le continent, il a rempli son contrat de paix et de prospérité mais n’est plus adapté.

Le sort de l’Ukraine en 2025 sera notre premier test. Si nous l’abandonnons à la suite de la brutale volte-face américaine, nous ouvrirons la porte aux appétits russes à l’est de l’Europe et nous enverrons un message clair de faiblesse à nos compétiteurs régionaux et aux populations du sud. En géopolitique, la perte de prestige se paye très cher car la faiblesse des nantis suscite la convoitise et le ressentiment.

Le bras de fer économique et politique que nous impose notre ancien allié et désormais compétiteur stratégique d’outre-Atlantique s’annonce comme une seconde épreuve. Il nous faut répondre coup pour coup, sans escalade mais sans faiblesse, et assumer la tourmente que va inévitablement susciter la gestion des dossiers du Groenland, de l’Otan, des réglementations en termes de données, des barrières douanières et des règles financières.

Nous aurons enfin comme troisième tâche de rétablir une relation saine avec nos voisins du sud qui observent avec attention notre capacité à relever le défi qui nous fait face. Nous devons établir une relation à la fois équilibrée, respectueuse et sans faiblesse, qui ne cherche pas à les transformer mais est résolue à défendre nos intérêts, sans nous laisser dicter un agenda américain. La fin de la guerre en Israël, la gestion des reconfigurations en Syrie et au Moyen-Orient seront des étapes clés, comme l’assainissement de nos relations avec l’Afrique et le Maghreb.

Depuis des années, les fissures s’accumulaient sur l’édifice qui structurait le système international mis en place après la Seconde guerre mondiale. Beaucoup ont refusé de voir ces évolutions qui imposaient un changement complet de logiciel. Aujourd’hui le sol se dérobe sous nos pieds et l’on imagine aisément la scène publique où Donald Trump annoncera au président français qu’il n’a plus sa place au conseil permanent de l’ONU. Nous ne pouvons échapper au sursaut. Si tel n’était pas le cas, les sombres prédictions émises il y a un peu plus d’un siècle à la fin du premier conflit mondial pourraient devenir réalité. L’Europe et la France sont mortelles.