L’art du portrait selon Cioran: au Théâtre des Mathurins, Fabrice Luchini éblouissant
Fabrice Luchini ou le triomphe de l’inattendu. Alors qu’il brille au théâtre avec ses lectures bouleversantes de Victor Hugo – qu’il reprendra à l’automne aux Bouffes Parisiens –, il propose le mercredi soir un nouveau spectacle servant un auteur aux antipodes du style hugolien : Cioran. Cioran, ce Roumain devenu un des plus grands stylistes français du XXe siècle. Cioran, l’auteur des Syllogismes de l’amertume et de Del’Inconvénient d’être né, deux titres qui disent bien le pessimisme assumé du bonhomme. Cioran, le moraliste aux formules sèches, sombres, définitives, qui rendrait dépressif le plus épanoui des optimistes.
Or, que voit-on et qu’entend-on dans la petite salle des Mathurins (84 places) et, à partir d’octobre, dans la grande (380 places) ? Un spectacle réjouissant, joyeux, qui suscite une ferveur d’une nature inédite chez les luchinophiles. Car le comédien est allé chercher un autre Cioran. Celui des Cahiers où figurent certes quelques formules anxieuses et bilieuses, mais aussi des récits de rencontres qui arrachent plus de sourires que de grimaces. Et surtout celui d’Anthologie du portrait, recueil de textes aux allures d’éthopées signés madame du Deffand (qui assurait s’ennuyer autant que celui qui vomissait « la dictature des évidences »), madame de Genlis, Tocqueville et Saint-Simon. Grand style assuré.
À lire aussi Fabrice Luchini dans La Fontaine et le confinement sur TMC : «Au théâtre, ma libido reste intacte !»
Mises en abyme
Luchini construit son spectacle à partir de mises en abyme magistralement articulées. D’abord en restituant son admiration pour Cioran restituant la sienne pour les portraitistes des siècles passés – chaîne vertueuse. Ensuite en s’appliquant leur règle de brièveté.
Comme toujours, Luchini parsème sa lecture de citations, de fulgurances et de références à notre époque et à sa vie
Jean-Christophe Buisson
Ne pas ennuyer le spectateur par une masse d’informations quand quelques phrases suffisent pour qu’il ait l’impression d’avoir sous ses yeux, vivant, un personnage entier et familier, fût-il une marquise ou un philosophe de l’Ancien Régime. La description physique des modèles y participe beaucoup : c’est souvent la clé permettant de déchiffrer la carte muette de leur vie intérieure.
Comme toujours, Luchini parsème sa lecture de citations (Céline, Flaubert, Molière…), de fulgurances et de références à notre époque et à sa vie. Souligne la splendeur des mots qu’il prononce comme on manipule de la nitroglycérine : avec sérieux et rigueur. Commente les réactions du public et confesse son étonnement sincère sur l’incroyable puissance comique de ces textes qui doivent tout à la langue de ce pays, le nôtre, dont Cioran était persuadé qu’aucun autre « n’a produit autant de souvenirs ». On dira la même chose de Luchini.