Coco, dessinatrice rescapée de Charlie Hebdo : «Nous sommes des survivants. Soudés. À vie»

On pouvait compter sur les valeureux de Charlie Hebdo pour ne pas commémorer de façon larmoyante le dixième anniversaire de l’attentat djihadiste du 7 janvier 2015 qui fit douze morts. Charlie Liberté. Le Journal de leur vie, ou l’anti-tombeau, réunit des centaines de dessins férocement drôles signés Charb, Tignous, Cabu, Wolinski, Honoré, entre autres, couvrant soixante ans de satire. 

Et un texte au lance-flammes de Riss, qui déplore que certains politiques relativisent et souhaitent rogner le périmètre de la liberté d’expression. De ce point de vue, la dessinatrice Coco, mise en joue par les frères Kouachi le 7 janvier 2015 au matin, et qui décida de Dessiner encore, n’est pas en reste : la liberté d’expression a un prix, inestimable, sur lequel on ne transige pas. Entretien de combat.

Madame Figaro. – Le titre du livre est Charlie Liberté . Avec la fraternité, c’est ce qui vous a permis à tous de continuer le journal après l’attentat du 7 janvier 2015 ?
Coco.– La liberté d’expression, c’est l’essence même de Charlie Hebdo. C’est pour elle qu’on se bat, qu’on dessine, qu’on persiste dans notre être. Nous avons le sentiment que nos libertés sont de plus en plus menacées. Par une forme de démission, de tolérance pour les coups de canif au contrat républicain et à la laïcité, au nom d’un vague «pas de vagues.» Plus que jamais il faut se battre.

Qui a eu l’idée du livre ?
On s’interrogeait sur l’échéance des dix ans. Je déteste l’idée de commémoration. C’est du formol. Mais nous pensons tous les jours à nos morts chéris, assassinés par deux barbares décérébrés. On se demande souvent ce que Charb, Tignous, Elsa Cayat, Cabu auraient dessiné ou écrit depuis dix ans. Comment ils auraient traité la décapitation de Samuel Paty, le meurtre de Dominique Bernard, MeToo, le dérèglement climatique. Leurs rires, les fulgurances de Charb, la tendresse loufoque de Cabu, l’esthétique d’Honoré, la malice de Mustapha, l’élégance de Bernard Maris nous manquent. Si Charb avait survécu, il aurait dit : «Les terroristes ne tueront pas Charlie.» Le surlendemain de l’attentat, réunis autour de Riss, nous avons décidé de fabriquer le « numéro des survivants ». Avec un dessin de Luz représentant le prophète, une larme à l’œil, brandissant la pancarte « Je suis Charlie », et au-dessus de lui « Tout est pardonné ». Huit millions d’exemplaires de ce manifeste ont été vendus…

Avez-vous pensé arrêter de dessiner ?
Le 7 au matin, les frères Kouachi ont pointé leurs kalachnikovs sur ma tête en me demandant d’ouvrir la porte, sinon… Le soir de l’attentat, j’ai témoigné au Quai des Orfèvres, je suis rentrée chez moi, je me suis douchée pendant une heure en pleurant. Vidée à jamais. Et le lendemain, je recommençais à dessiner. J’ai réfléchi toute la nuit. Assaillie par des images épouvantables. Mais j’ai repris le crayon. Pas le choix. Leurs morts m’obligeaient.

Les cons, précisons-le, ne sont pas les croyants mais les intégristes salafistes. Cabu a dessiné un Prophète peiné de voir son message d’amour déformé par des cons

Coco

Comment êtes-vous arrivée à Charlie Hebdo  ?
J’étudiais l’art à Poitiers, j’adorais La Panthère rose, Bip Bip et Coyote, une vraie gosse ! J’ai décroché un stage de fin d’année chez Charlie Hebdo en 2007. Cabu m’a prise sous son aile, qui était douce. En 2008, Philippe Val a publié mon premier dessin, relativement médiocre, mais j’en ai proposé un autre la semaine suivante, et ce fut une révélation. Une épiphanie. J’ai employé ce terme lors du procès. J’avais trouvé ma communauté. Engagée, drôlissime et, par-dessus le marché, athée.

L’athéisme a été déterminant pour travailler à Charlie  ?
Oui. Je suis athée. C’est ma liberté. Travailler dans un journal où l’on peut critiquer par le rire l’intégrisme des trois monothéismes m’a semblé salutaire. Je suis, par ailleurs, fascinée par l’iconographie chrétienne, j’ai des livres sur l’histoire de Jésus, j’adore les représentations de l’Enfer et du Paradis dans les livres d’heures d’Anne de France, de Catherine de Clèves, chez Bosch, etc.

Riss évoque à plusieurs reprises dans le livre l’athéisme de la rédaction. Charlie Hebdo pourrait-il accueillir des dessinateurs mystiques ou croyants, mais qui réservent leurs pratiques à la sphère intime ?
Oui, il y en a eu. Nous sommes des dessinateurs satiriques, athées et laïcs, mais curieux, intéressés par les religions. En 2006, la rédaction a décidé de reproduire les caricatures de Mahomet publiées par un quotidien danois, en 2005, et qui avaient déclenché l’ire sanglante des pays musulmans. Charlie a publié le dessin de Cabu «Mahomet débordé par les intégristes», où le Prophète dit : «C’est dur d’être aimé par des cons.» Les cons, précisons-le, ne sont pas les croyants mais les intégristes salafistes. Cabu a dessiné un Prophète peiné de voir son message d’amour déformé par des cons haineux.

On a l’impression que seule la droite extrême dénonce aujourd’hui l’islamisme et le salafisme. Ce devrait être le combat de tous les républicains

Coco

Et cette lecture haineuse a conduit aux attentats djihadistes de janvier 2015. Pensez-vous qu’il y aurait des millions de gens dans la rue en France criant «Je suis Charlie» si les attentats avaient lieu aujourd’hui ?
Je n’en suis pas sûre. Nous qui défendons la liberté d’expression et le droit de caricaturer embarrassons une gauche pourtant longtemps universaliste et laïque. La fatigue semble vraiment la gagner, cette pauvre gauche ! Les 10 et 11 janvier 2015, il y a eu un sursaut d’amour. Les gens manifestaient pour Charlie, pour la police, pour les juifs assassinés à l’Hypercacher, pour la caricature. Au fil des années, on a entendu une drôle de petite musique : «Est-ce qu’ils n’allaient pas trop loin ? Ils l’ont un peu cherché…» On est très emmerdés, on a l’impression que seule la droite extrême dénonce aujourd’hui l’islamisme et le salafisme. Ce devrait être le combat de tous les républicains. Il y a de ces silences…

Assourdissants ?
Absolument. Riss évoquait récemment la commémoration du meurtre de Samuel Paty à laquelle assistait un Jean-Marc Ayrault tout ému. Le même qui, alors premier ministre, critiquait en 2012 nos caricatures, suggérant que nous mettions de l’huile sur le feu. Comme si nous étions un peu coupables de ce qui nous est arrivé en 2015, en somme. C’est le fameux retournement du stigmate. Les victimes sont coupables… Toutes ces petites lâchetés nous rendent encore plus combatifs !

La mort, en octobre, de Simon Fieschi , survivant de l’attentat, vous a bouleversée.
Il était lunaire, drôle, brillant, avec un regard singulier sur la vie. Il a passé huit mois aux Invalides, fracassé par une balle. Simon disait : «J’ai eu la flemme de mourir.» Son témoignage au procès fut terrassant. Pour nous tous, il était le survivant ultime : si Simon pouvait se relever, nous devions faire de même. Nous avons perdu un merveilleux membre de la famille Charlie.

La fatigue semble vraiment la gagner, cette pauvre gauche !

Coco

Dix ans après l’attentat, comment allez-vous, Coco ?
Le procès de 2020 a été crucial. Parler, témoigner aux assises m’a replongée dans l’effroi, mais libérée aussi. Je tiens. J’aime. Je dessine. Je sais d’où je viens. Je ne suis pas une revenante. Je suis une survivante. Nous ne sommes ni victimes ni anciennes victimes. Nous sommes des survivants. Soudés. À vie. 

Charlie Liberté. Le Journal de leur vie, coll. Charlie Hebdo, Éd. Les Échappés, 224 p., 29,90 €. Parution le 5 décembre.