Magnus Carlsen marche dans les pas du mythique Bobby Fischer. L’incontestable N°1 mondial, depuis une bonne décennie, vient de réitérer à Karlsruhe, l’exploit du champion américain, qui à 20 ans, avait remporté le championnat des États-Unis en gagnant toutes ses parties. XXIe siècle oblige, cette fois la performance du Norvégien a été réalisée dans la nouvelle forme du jeu d’échecs, le Freestyle ou Fischer 960, une variante du roi des jeux où la place des pièces derrière les pions est tirée au hasard avant chaque ronde. Ces échecs aléatoires (freestyle), remis précisément au goût du jour par Fischer, présente une vertu, l’inutilité des préparations théoriques assistées par l’ordinateur, mais aussi une difficulté, la dysharmonie du placement des pièces.
Face à ce casse-tête échiquéen, qui ressemble étonnamment aux tours de force que doivent résoudre les amateurs de problèmes et d’études artistiques, le style élastique de Carlsen, fait merveille. À la manière, du grand Emmanuel Lasker, il navigue dans ce chaos apparent à l’aide d’une boussole stratégique qui n’appartient qu’à lui. Il n’oublie jamais le centre. Ses pièces coopèrent parfaitement même quand dans la position initiale, la confusion règne. Au fond, l’actuel chouchou de la muse Caïssa appréhende ces échecs aléatoires à la manière des «échecs classiques».
Dans un premier temps, sensible à toutes les nuances positionnelles, il cherche seulement à respecter les lois éternelles des 64 cases. De ce point de vue, il s’inscrit dans la lignée de Capablanca et de Spassky. Il sait que la fin de partie est son royaume et là, il n’existe plus de différence entre les deux formes de jeu. Mais quand le combat s’aiguise, le phénomène scandinave change son fusil d’épaule. Il suit alors les méthodes de pensée d’un Alekhine ou d’un Tal. Il se mue en un Ulysse échiquéen, en un guerrier aux mille ruses, qui s’amuse à poser des pièges mortels à ses adversaires.
À lire aussi La Diagonale du Figaro N°60 : le «Freestyle chess», ces échecs hétérodoxes qui séduisent Carlsen
Le palmarès du Thor des échecs ne laisse pas d’impressionner ses contemporains. Quintuple champion du monde d’échecs, septuple champion du monde blitz, quintuple champion du monde de parties rapides, Carlsen veut désormais démontrer qu’il est aussi le plus fort bretteur des échecs 960. Sa stratosphérique victoire à Karlsruhe, qui suit son triomphe au Paris grand Slam Tour*, parrainé par Jan Henric Buettner et dirigé par le grand maître Sebastian Siebrecht, écrit une nouvelle page glorieuse de l’histoire. Pour l’instant, tout ça ne lui tourne pas la tête. Interviewé quelques instants après sa prouesse allemande, le roi Magnus a avoué, sidérant d’humilité: « Je ne la referai pas, c’est certain».
*Il est à noter que le français Maxime Vachier-Lagrave, MVL pour ses nombreux fans, champion du monde blitz 2021, s’est particulièrement distingué durant le tournoi.
La finale Carlsen-Nakamura du Paris Grand Slam Chess Tour superbement commentée par la prodigieuse Judit Polgar et l’excellent Peter Leko
La concentration intense de Carlsen en image
Les règles du roque aux échecs 960
Il n’existe qu’une seule différence entre les règles classiques et les échecs Fischer, c’est le roque. Au freestyle, il est ainsi permis de roquer avec, par exemple, un roi en b1 et une tour en g1 en plaçant le roi, comme dans les règles classiques, en g1 et la tour à côté en f1... Il va sans dire que ces «switch» gigantesques ajoutent du piquant au jeu...
Le style unique de Carlsen en deux parties de combat
Aux échecs classiques ou aléatoires, le N°1 mondial nage souvent en eaux troubles. Peu importe qu’il prenne l’avantage dans l’ouverture, il se débrouille toujours pour emmener son adversaire dans des positions obscures où lui seul sait retrouver son chemin. Dans la 1re partie commentée, face au redoutable Wesley, il réussit le tour de force de le rouler dans la farine en finale alors que son choix de début avait été, pour le moins, discutable.
Dans la 2e partie, opposé au talentueux Iranien Maghsoodloo, lors du tournoi freestyle de Karlsruhe, Carlsen maîtrise d’abord la position initiale abracadabrantesque, perd un peu de son avantage, puis au bord du gouffre finit par renverser la situation. À vos échiquiers !
L’homme aux mille ruses
Wesley So - Magnus Carlsen, Champions Chess Tour Finals (2024) à Oslo, cadence 10 minutes par joueur, défense Nimzo-indienne
1.d4 Cf6 2.c4 e6 3.Cc3 Fb4 4.Dc2 d6 5.Cf3 Cbd7 6.e3 b6 7.Fe2 Fb7 8.0–0 Fxc3 9.Dxc3 Ce4 10.Dc2 f5?!, Carlsen joue parfois ses débuts avec une parfaite indifférence. Il tente ici de rentrer dans un schéma de Hollandaise qu’il affectionne. Cependant 10...O-O! semblait plus prudent. 11.d5! , le grand maître américain ne s’en laisse pas conter. Il fracasse aussitôt le fragile édifice noir. Voir l’échiquier ci-après...
11...exd5? , Carlsen continue de danser sur un volcan. Plus raisonnable semblait 11...e5!, afin d’interdire la case d4 au destrier blanc...12.Cd4! dxc4? , On a l’impression que Carlsen veut absolument se mettre dans une position injouable. là encore la suite 12...Ce5 13. f3 Cf6 14.cxd5 Fxd5 15. Cxf5 0–0! paraissait un moindre mal... 13.Ce6 Dc8 14.f3 Re7 15.Cxg7 Df8 16.Ch5 Cec5 17.Dxc4 Ce5 18.Dh4+ Rd7 19.b4 Ce6 20.Fb2 De7! , Ce coup illustre toute la ruse de Carlsen. Il ne craint pas de proposer l’échange des dames. Il accepte de rentrer dans une fin de partie inférieure où il sait que sa malice fera merveille. Voir l’échiquier ci-dessous...
21.Dxe7+ Rxe7 22.f4 Thg8 23.Cg3 Txg3 24.hxg3 Cg4 25.Fxg4?! , Perturbé par la stratégie déroutante de son redoutable Wesley So commence à commettre des imprécisions. Parier sur l’initiative par 25.Fd3! Cxe3? 26.Tfe1 Cxg2 27.Fxf5 Cxe1 28.Txe1! etc. aurait bien embêté les noirs. 25...fxg4 26.f5 Cg5 27.b5 a6 28.a4 Ce4 29.a5 Cxg3 30.Tfe1? , L’envoûtement «carlsenien» opère doucement...Mieux valait 30.f6+ Rf7 31.Tfd1 bxa5 32.b6!. 30...bxa5! 31.f6+ Re6 32.Txa5 axb5 33.Txb5 Fe4 34.Ta1? , L’américain est enfin pris dans la nasse. La partie a tourné et Carlsen va montrer tout son génie. Pour l’anecdote, le patient 34.Rh2 Fc6 35.Tb4 Ce4 36.Tc1! aurait été décisif. 34...Tc8?!! , Incorrigible Norvégien, qui refuse le plat et trop solide à ses yeux 34...Txa1+ 35.Fxa1 Fg6 36.Tb4 h5 37.Tb7 Rd7!. Encore et encore, il prend des risques fous parce qu’il sent que Wesley perd le contrôle de la position. 35.Tg5? , ... et la faute du champion américain ne tarde pas.. 35.Rh2! aurait conservé une espèce d’avantage... 35...h5 36.Tg7 Cf5!! , Quel sang-froid ! L’art de la défense, telle est le suprême talent du numéro 1 mondial. Voir l’échiquier ci-après...
37.Th7 Tb8 38.Fc3 c5! 39.Rh2 h4 40.Taa7 h3!! , Le coup de patte du tigre blessé. Désormais, c’est à Wesley So de faire attention à ne pas tomber dans un réseau de mat... 41.The7+ Rd5! , bien sûr, Carlsen complique le jeu en ne prenant pas la tour... 42.f7?? , So croit apercevoir une combinaison. Mais Carlsen a vu plus loin, tout simplement. 42... Cxe7 43.Txe7 hxg2!! 44.Txe4?
44...Rxe4 45.Fg7 Rf3!! , Sa majesté passe à l’attaque. 46.Rg1 , il n’y a plus d’espoir: si 46.f8D+ Txf8 47.Fxf8 Rf2!. 46...Tb1+ et mat au prochain coup. 0-1. Toute la férocité et l’ingéniosité de Carlsen ont réussi à mystifier un champion du calibre de Wesley So, qui pourtant avait réussi à prendre un avantage quasi gagnant dès le 12e coup.
Les échecs du XXIe siècle
L’analyse post-mortem de la partie Magnus Carlsen - Parham Maghsoodloo par Peter Leko, Lawrence Trent et la star norvégienne en personne
Magnus Carlsen - Parham Maghsoodloo, Tournoi open Grenke freestyle, à Karlsruhe en 2025
Selon Carlsen cette position initiale ouvre des possibilités particulièrement intéressantes. Il pointe aussitôt les points faibles en b2 et b7, non protégés...
1.c3 , pour les amateurs de théories naissantes 1.e4, qui ouvre la diagonale de la dame en f1 et 1.f4 qui donne de l’air au Fg1 ne manquent pas de piquant. Le Norvégien choisit 1.c3 «parce que, c’est un coup d’attente». 1... e5 2.f4! , la position de la dame blanche en f1 autorise cette contre-réaction. Voir le diagramme ci-dessous...
2...exf4! , le N°1 iranien réagit intelligemment. Le renforcement du pion e5 par 2...d6 3.e4 Cab6 4.Cab3 c6 5.Ce2 f6 6.0–0–0 !, ne lui a pas paru, à juste titre, très attrayant; 3.Cd3 c6 4.0–0–0! d5 ?! , Carlsen a critiqué cette décision après la partie: 4...f5! lui semblait plus indiqué. Il est à noter que la tentative de s’accrocher au matériel ressemblait à une catastrophe. Par exemple: 4...g5? 5.h4! f6 6.hxg5 fxg5 7.Fd4! et la tour h8 va périr. 5.Cb3! Cd6 6.Dxf4! , Magnus n’a pas peur des fantômes...6... De7 !, le tentant 6...Ce4? ne menait nulle part après 7.Df3! Fd6 8.Cf2! Cxf2 9.Fxf2 0–0–0 10.e4 f6 11.The1!, et toutes les forces blanches se mobilisent. 7.Fc5 Cb6 8.Cd4 g6 9.Ce5 f6 10.Cexc6!! , L’intuition de Carlsen ne faiblit pas. Il inaugure une série de sacrifices qui a pour but de s’en prendre directement au roi du champion iranien. Voir l’échiquier ci-après...
10...bxc6 11.Cxc6 Dc7! , dans cette position irrationnelle les noirs se défendent bec et ongles... 12.De3+!? , Carlsen fatigué par ce tournoi épuisant, où il a joué deux rondes par jour, s’en remet plus à la logique qu’au calcul pur, comme il l’a avoué aux commentateurs après ce combat titanesque. Objectivement 12.Cxd8 Dxd8 (si 12...Dxc5 13.Dxf6) 13.Thf1 Ce4 14.Dh6! était quasi décisif. Mais l’auteur de ces lignes se doit de rester honnête: il est toujours plus facile de donner des conseils après la partie, libéré de tout stress, bien calé devant son échiquier d’analyse autour d’une bonne tasse de café fumante. 12...Rd7? Maghsoodloo, lui aussi commence à perdre le nord face à la furia norvégienne: la suite 12...Ce4! 13.Fxe4 dxe4 14.Dxe4+ Rd7 15.Cxb8+ Dxb8 16.Thf1 etc. aurait permis de mieux résister. 13.Cxd8 Dxd8 14.h4!? , le Scandinave continue de faire confiance à son flair stratégique en lançant ce pion taquin. L’idée n’est pas mauvaise mais objectivement 14.Thf1! était plus fort. 14...Fe6 15.h5 g5 16.Thf1 Cdc4 17.Df2 Ca4! 18.Ff5? , la résistance exemplaire de Maghsoodloo et la difficulté à maîtriser les échecs 960 arrivent à égarer jusqu’à Magnus Carlsen. Ce dernier finit par oublier que la percée 18.e4!! aurait pu dynamiter la position noire. en effet après 18...Caxb2 19.exd5 Fxd5 20.Dd4 Rc8, le délicieusement fin 21.d3! est décisif.18...Ff4 19.Dd4?!, désarçonné par l’agilité tactique de l’Iranien Carlsen «rate» l’hyper-compliqué: 19.g3! Fxf5 20.gxf4 Caxb2 21.Dd4! Da5 22.Dxd5+ Rc7 23.Fd6+ Rd7 24. Dxa5! avec l’avantage.19...Rc6? , incroyable, la litanie des erreurs continue. La ligne 19...Cxc5! 20.Dxd5+ Cd6 21.Dxc5 Cxf5 22.e3 Db6 23.Dxb6 axb6 24.exf4 g4 aurait renversé la situation. 20.Fxe6 Cxc5 21.Txf4! gxf4! , le coup intermédiaire 21...Cxe6 est réfuté par 22.Txf6! Te8 23.e4!... 22.Fxd5+ Dxd5 23.Dxf6+ Cd6 24.Dxh8 Dxa2! , La contre-attaque noire effraierait tous les joueurs de la planète...sauf Magnus Carlsen. 25.d4 Cb3+ 26.Rc2 Da4 27.d5+ Rc5? 28.Dxh7! , la «cool attitude» du phénomène norvégien ne peut que susciter l’admiration... Voir l’échiquier ci-après...
28...Rb6 , l’Iranien, en grand zeitnot, n’en croit pas ses yeux: la ligne apparemment dangereuse 28...Cd4 échec double! 29.Rd2 C4f5 30.Dc7+ Rxd5 31.Re1+ Re6 32.h6 f3 33.exf3 Dh4+ 34.Re2 Dxh6 35.Te1! ne mène nulle part. 29.Dg6 Rb5 et les noirs tombèrent au temps dans cette position désespérée.
1-0, Une lutte grandiose qui fait honneur aux deux champions. Finalement, les nerfs de Carlsen se seront montrés les plus solides.
TÉLÉCHARGEZ L’APPLICATION JEUX
Merci d’avoir lu cette lettre. N’hésitez pas à me faire suivre vos suggestions, commentaires ou idées en répondant directement à ce mail. Je vous donne rendez-vous dans quinze jours pour une nouvelle édition de «La Diagonale du Figaro».