« Le Grand Palais a été conçu comme un palais des fêtes »

Samedi soir, la finale d'escrime fauteuil fermait la parenthèse olympique du Grand Palais. Pas de répit pour les braves, il s'agissait dès le lendemain de tout démonter… et laisser place aux équipes de Chanel, dans les starting-blocks pour monter le décor du prochain défilé. La maison de la rue Cambon retrouvera en octobre, dans le cadre de la Fashion Week de Paris, la majesté de la nef. C'est dans le vide de ce chef-d'œuvre de verre et d'acier que Karl Lagerfeld et Virginie Viard ont présenté 63 collections spectaculaires de 2005 à 2020. 

Aux premières loges pour saisir l'urgence d'une rénovation et d'une mise aux normes, la marque a donné une autre dimension à cette collaboration en annonçant dès 2018 une contribution de 25 millions d'euros, soit le mécénat le plus important jamais réalisé en faveur d'un établissement public (hors Notre-Dame). Aujourd'hui, Chanel poursuit son effort en apportant 30 millions d'euros supplémentaires pour accompagner la programmation. Quels sont les termes de ce partenariat ? Qu'attend Chanel de ce mécénat ? Parades, expositions, mode et pour la première fois de l'histoire du Grand Palais, la gratuité… Entretien croisé entre Didier Fusillier, son président, et Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel.


LE FIGARO. - Malgré un chantier colossal, vous êtes parvenu à ouvrir vos portes aux épreuves olympiques. Les images qui ont circulé dans le monde entier ont-elles donné une nouvelle dimension au Grand Palais ? 
DIDIER FUSILLIER. - Absolument. Le Grand Palais était un monument central de la capitale ; avec cet été olympique, il est devenu une icône. Le New York Times et le Los Angeles Times nous ont même mis à leur une pour illustrer la puissance des Jeux dans Paris. On a redécouvert les lieux avec les épreuves d'escrime dans cette nef rénovée, mais aussi grâce aux images du cyclisme et du triathlon qui ont permis d'appréhender de l'extérieur le monument dans son intégralité. Contrairement à la tour Eiffel, par exemple, cette architecture est relativement basse, puisque d'un seul étage - certes, un étage de 43 mètres. Or, les images filmées par drone ont montré sa taille monumentale, car je rappelle qu'on peut y faire rentrer le château de Versailles ! Sa surface est même supérieure de 5 000 mètres carrés… Mais c'est encore plus magique de voir le Grand Palais en vrai, ce bâtiment « neuf » de 124 ans, construit pour l'Exposition universelle de 1900. Tout a été repeint, les verrières ont été rénovées, les canalisations et l'électricité entièrement refaites, 7 000 mètres carrés de mosaïques au sol ont été restaurés… Nous avons aujourd'hui 43 ascenseurs, pas tous encore terminés, contre deux auparavant. Nous sommes dans quelque chose de hors norme : c'est le plus gros chantier de rénovation de monument jamais réalisé à Paris.  

La façade du Grand Palais Patrick Tourneboeuf chez Tendance Floue pour le GrandPalaisRmn, Paris 2024


Premier événement de cette rentrée, le défilé de prêt-à-porter de Chanel, le 1er octobre. Comment l'histoire de la maison a-t-elle commencé au Grand Palais ? 
BRUNO PAVLOVSKY. - Nous défilons sous la verrière de la nef depuis 2005. Ici, nous avons lancé une fusée, érigé une tour Eiffel, reproduit les gorges du Verdon, monté un supermarché… Je me souviens avec émotion de la collection Paris-Bombay, en 2011, dans la galerie courbe encore en chantier où nous avions dressé un incroyable banquet. Karl Lagerfeld était passionné par son architecture. Il s'est d'ailleurs inspiré, pour les scénographies de nos défilés, des photographies qu'avait prises André Granet lors de grandes manifestations entre 1909 et 1948, les expositions du début du siècle, les salons automobiles, etc. 
D. F. - Nous avons même eu des montgolfières en 1909, des avions en 1912 ! Les images de ces événements sont insensées. Cette créativité et cette élégance jamais tapageuse sont des valeurs chères au Grand Palais et font écho à la maison Chanel. Tout comme notre attachement commun aux savoir-faire, à l'image de cette architecture ciselée - savez-vous que Cézanne et Matisse ont participé comme jeunes ouvriers à sa construction ? - et à celle des métiers d'art de Chanel qui font vivre la tradition par la création. 
B. P. - Ce lieu unique en son genre est le seul aussi central et facile d'accès, et pouvant accueillir public et décors monumentaux. Il faut pour Chanel que le Grand Palais existe et qu'il existe longtemps. Or, pendant toutes ces années de défilés, nous avons été témoins des longues discussions sur les autorisations, les enjeux de sécurité. Au-delà des questions de confort, d'isolation et d'ascenseurs, ce bâtiment n'a pas été conçu selon les normes actuelles. Dans nos intérêts, nous devions accompagner ce chantier, ce que nous avons fait à hauteur de 25 millions d'euros. Aujourd'hui, nous poursuivons ce partenariat en donnant 30 millions d'euros qui seront versés sur cinq années et ont vocation à accompagner la programmation artistique et culturelle. Cette dimension culturelle est tout aussi importante pour nous. Je ne vous apprends pas que la plupart de nos concurrents ont leur propre fondation. Nous, nous n'avons pas de collections d'art à promouvoir, pas d'intérêt à agir sur le marché de l'art, mais Chanel a toujours été et restera un mécène de la culture, pour que rayonne Paris. Tous nos investissements sont liés à la création, c'est le cas évidemment dans nos collections mais aussi dans le partenariat que nous avons noué avec le Palais Galliera-Musée de la mode de la ville de Paris et de l'Opéra Garnier. 

Collection Métiers d’Art Paris-Bombay de Chanel en 2011 dans une galerie courbe du Grand Palais Olivier Saillant pour Chanel

Vous êtes réputé pour être peu intrusif dans vos actions de mécénat, éviter par exemple les bâches publicitaires sur les chantiers que vous accompagnez. Comment intervenez-vous dans la vie du Grand Palais ? 
B. P. - Une maison comme la nôtre doit faire rêver et donner envie, nous sommes convaincus qu'il ne sert à rien de matraquer notre nom sur des bâches publicitaires. Nous préférons accompagner des projets comme celui de JR à l'Opéra en juin dernier grâce à notre mécénat auprès de cette institution. Nous cherchons évidemment par ces mécénats à valoriser l'image de la maison, mais toujours dans le respect de la création. Ce qui est acté par notre partenariat avec le Grand Palais est notre accès privilégié pour nos quatre défilés annuels à la nef ou l'été, quand celle-ci sera occupée par des spectacles ou des expositions, aux galeries adjacentes, qui peuvent être tout aussi intéressantes. Nous avons cette exclusivité par rapport à d'autres grandes maisons, mais il est possible et même souhaitable que la mode y existe sous toutes ses formes, notamment par la jeune création. En revanche, en ce qui concerne la programmation, je serais bien incapable de faire le travail de Didier et ses équipes ! Évidemment, si un jour est programmé un artiste qui nous plaît particulièrement, nous ne nous interdirons pas de travailler ensemble. En résumé, Didier n'a aucune obligation de visibilité vis-à-vis de Chanel et Chanel n'a aucune prérogative sur les manifestations qui auront lieu ici. 

La première édition du salon du Bourget en 1909 s’était tenue dans la nef du Grand Palais Le Figaro


Justement, Didier Fusillier, que pouvez-vous déjà nous dire de cette programmation ? Vous qui avez œuvré huit ans à la Villette, allez-vous en reprendre l'approche culturelle ? 
D. F. - Il n'est pas question de répliquer ce que j'ai déjà fait, ce n'est ni le même lieu, ni le même public. Pour reprendre l'excellente formule de Jean Nouvel : « tout dépend du contexte ». Le Grand Palais des Champs-Élysées, qui est son véritable nom, a été conçu comme un palais des fêtes. Pour moi qui viens du Nord, je crois profondément en cette vertu de la fête. Si l'on a peu d'argent et que l'on est une famille avec enfants, on peut être gêné de se rendre à une exposition ou au théâtre, mais jamais d'aller à une fête. J'aime l'idée de parade, remise au goût du jour par les Jeux Olympiques. Elle peut se décliner de la plus exclusive - tel un défilé Chanel - à la plus populaire, comme celle à laquelle nous pensons dans le cadre de l'année du Brésil, l'été prochain. Plus largement, le mécénat de Chanel nous autorise, pour la première fois dans l'histoire du Grand Palais, à ouvrir gratuitement au public plus de 4 000 mètres carrés, c'est-à-dire ce qui est entre la nef et le Palais de la découverte. Il nous permettra aussi d'offrir à des artistes la possibilité de se produire dans cet espace hors norme. Ce seront des noms peut-être moins connus que ceux des grandes expositions qu'on peut voir ailleurs à Paris, comme la Japonaise Chiharu Shiota (du 11 décembre 2024 au 19 mars 2025), et pour le théâtre, Mohamed El Khatib, qui a triomphé cet été au Festival d'Avignon. 

Un supermarché géant et des produits très Coco pour le défilé de l’hiver 2014-2015 Olivier Saillant - Copyright CHANEL


Vous renoncez donc aux grandes expositions comme celle de Picasso qui avait célébré la réouverture du Grand Palais en 1966 ou, après la restauration de la nef en 2005, la série des Monumenta qui a tant marqué les esprits… 
D. F. - Qui malheureusement avait aussi marqué les finances. Ceci dit, on ne s'interdit pas les artistes très connus. Durant les travaux du Centre Pompidou, deux de nos galeries abriteront quatre expositions par an tirées de ses fonds, dont Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely en juin, et Matisse en 2026. Après le défilé Chanel, nous accueillerons Art Basel et le sommet de la francophonie, en octobre ; Paris Photo en novembre ; l'immense patinoire sous la verrière en décembre… Je dis toujours que la force du Grand Palais, c'est son vide. À l'intérieur, on peut tout proposer, comme dans un shaker ! Des défilés, des expositions inattendues, des manifestations ouvertes sur la rue… L'éclectisme, ce grand mouvement artistique et populaire, fait partie de notre histoire.