Ces douze créateurs qui métamorphosent le design italien
Star incontestable du dernier salon de Milan, grande messe internationale du design qui, chaque année, se déroule en avril dans la capitale lombarde, Faye Toogood impressionnait par une singulière collection dessinée pour l’éditeur Tacchini. Un canapé qui,au premier abord, évoque un empilement d’oreillers, des suspensions lumineuses matelassées et un miroir rembourré. «Je souhaitais des pièces aux formes sculpturales, mais douces à la fois», assure la créatrice britannique.
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Des volumes moelleux que l’on retrouve également dans ses propositions chez Poltrona Frau sous la forme d’un fauteuil club ultra-graphique, comme gonflé, baptisé Squash. Les lignes souples et le rembourrage décontracté bousculent l’idée que l’on se fait de ce type d’assise classique. L’idée est de célébrer l’expertise de Poltrona Frau en matière de cuir, tout en imaginant une autre façon d’utiliser ce matériau. Plutôt que d’être parfaitement ajusté, le cuir est plissé, ce qui lui confère mouvement et malléabilité. Le siège vous étreint!
Faye Toogood, qui a grandi dans la campagne anglaise, insuffle ainsi une indéniable poésie folk au savoir-faire du fabricant italien. Cette ancienne rédactrice au très select magazine de décoration World of Interiors ne répond en rien au profil type du designer industriel.
Tout à la fois architecte d’intérieur, créatrice d’objets ainsi que de vêtements, elle refuse de se cantonner à une seule et unique discipline. Faye Toogood a été révélée par un objet ovni, le fauteuil Roly Poly, à l’assise en forme de soucoupe posé sur quatre super gros pieds cylindriques, qu’elle a dessiné en 2014, et qui est au catalogue de Driade depuis 2018, avance Ugo Silvera, chargé des achats et directeur e-commerce du diffuseur de mobilier portant son nom. Elle est représentative d’une nouvelle génération de talents qui s’impose aujourd’hui sur la scène milanaise, des gens un peu décalés. Je pense également à Hannes Peer et Giampiero Tagliaferri, nouvelles signatures chez Minotti, qui mènent également une activité de décorateurs en parallèle du job de designer, ce qui leur permet des propositions différentes, plus libres.
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Qu’il s’agisse de la Japonaise Fumie Shibata, chez FlexForm, ou de l’Italien Stefano Belingardi Clusoni, pour Poliform, une kyrielle de nouveaux noms, souvent totalement inconnus jusque-là, apparaissent pour la première fois dans les castings des grands éditeurs transalpins.
Des valeurs montantes, comme le très progressiste duo FormaFantasma, basé aux Pays-Bas, ou encore les Belges Muller Van Severen, gagnent en puissance avec des projets forts et engagés. Les industriels italiens ont toujours apporté une grande importance à la création, à leur image, reprend Ugo Silvera. Ces dernières années, ils se laissaient parfois aller à la facilité de valeurs sûres, recourant abondamment à la pratique des rééditions. C’est moins le cas aujourd’hui. La dernière édition du Salone Del Mobile s’avère l’une des plus intéressantes depuis des années. La multitude de nouveautés présentées confirme la prédominance de l’Italie, tant en matière de savoir-faire technique, de force économique que d’inventivité.»
Bien sûr, demeure une école scandinave, dominée par des fabricants danois comme Gubi. Forte de Ligne Roset, Cinna et Roche Bobois, la France fait bonne figure au royaume du design. De Sede en Suisse, BD Barcelona en Espagne, Knoll aux États-Unis, à chaque pays ses champions nationaux… Mais impossible d’énumérer l’ensemble des manufactures transalpines tant elles sont nombreuses.
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UNE INDUSTRIE EN MUTATION
Leur émergence remonte aux années 1950. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, reconstruction oblige, les architectes les plus brillants du pays, Gio Ponti (1891-1979), Franco Albini (1905-1977) et Achille Castiglioni (1918-2002) en tête, s’intéressent à la production de masse, instaurant un dialogue de haut vol entre art et industrie.
Au regard du succès de propositions novatrices comme la chaise Superleggera, pesant seulement 1 700 grammes, conçue en 1957 par Gio Ponti, et toujours au catalogue de Cassina, de petites entreprises familiales rencontrent un engouement international. En 1972, l’exposition «Italy, the New Domestic Landscape» au MoMA de New York fait littéralement exploser le design italien aux yeux du monde. Les magazines de décoration transalpins deviennent la référence ultime. Des figures emblématiques comme Joe Colombo (1930-1971), Enzo Mari (1932-2020) et Ettore Sottsass (1917-2007) inaugurent le mobilier pop.
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Aligné sur les utopies de l’époque, répondant au nouveau mode de vie cool prôné par le mouvement hippie, le fauteuil anatomique Sacco de Zanotta, conçu en 1968 par les designers Piero Gatti (1940-2017), Cesare Paolini (1937-1983) et Franco Teodoro (1939-2005), invite à s’asseoir au plus près du sol. Il devient emblème générationnel, au même titre que l’album psychédélique Ummagumma des Pink Floyd.
Plus radicales encore, les années 1980 célébreront les propositions désinvoltes, hautement fantaisistes et pleines d’humour du mouvement Memphis. Se revendiquant de l’école de pensée postmoderniste, le collectif promeut formes asymétriques, géométries concassées et couleurs flashy. Les revues sur papier glacé se délectent, le succès commercial s’avère plus contrasté.
Afin de faire tourner à plein les fabriques, et de répondre à une demande internationale éprise de modernité, mais pas forcément d’excentricité, les Cappellini, Driade et autres Cassina ont alors recours à des créatifs d’autres horizons. Philippe Starck, toujours fidèle au poste, entre dans la danse. Suivront des Japonais comme Nendo, l’Allemand Konstantin Grcic et plus récemment l’Espagnole Patricia Urquiola, star incontournable du moment, nommée directrice artistique de Cassina en 2015. Ce petit club de designers stars interchangeables œuvre à flux tendu pour l’ensemble des fabricants transalpins… Au risque parfois de brouiller l’identité propre à chaque marque, tant ils jonglent entre les commandes. Au risque également de se répéter.
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Dans les années 1990-2000 émerge aussi une génération de designers italiens prompte à faire tourner la machine industrielle à plein régime. Ils ont des profils de chef de produits, voire d’ingénieurs, plus que de véritables créateurs.
Mais, davantage qu’une identité stylistique, le savoir-faire technique définit l’ADN de chaque entreprise: l’art de rendre le plastique chic pour Kartell, les travaux de peausserie chez Poltrona Frau ou encore l’inventivité des éclairages Flos. Deux bassins industriels se détachent, la Lombardie, pour le mobilier, et la Vénétie, davantage spécialisée dans le verre et les luminaires. Longtemps demeurées majoritairement familiales, ces maisons attirent aujourd’hui un flux de capitaux étrangers, bien souvent des fonds d’investissement américains.
Un phénomène de concentration s’opère désormais dans le paysage du design. Depuis 2018, le groupe Flos B & B Italia, exploite les plusieurs signatures internationales (Flos, B & B Italia, Louis Poulsen, Maxalto, Arclinea, Azucena ou encore Fendi Casa).
Autre consortium, Dexcellence, rassemble Gervasoni, Meridiani et une dizaine de petits fabricants. Lifestyle Design réunit pour sa part Cappellini, Cassina, Ceccotti Collection, Luxury Living et Versace Collection. Ces regroupements permettent des transferts de compétences, positive Ugo Silvera. Chaque marque tend de plus en plus à s’orienter vers un univers de style spécifique déclinant une offre globale, ce qui n’était pas le cas il y a cinq ans encore. On trouve par exemple aujourd’hui chez Cassina aussi bien des canapés quedes luminaires, des tables ou encore des tapis. Est-ce à dire que les fabricants se muent en décorateurs-ensembliers aptes à livrer des projets complets, du salon à la chambre, en passant par le dressing? Forts de commerciaux dans leur showroom capables de proposer plans et visuels 3D, certains s’y emploient déjà.
L’ÉLÉGANCE À L’ITALIENNE, ENTRE AUDACE ET NONCHALANCE
La grande décoration italienne renaît également de ses cendres. Depuis la disparition du cultissime Renzo Mongiardino (1916-1998), ordonnateur d’intérieurs à la théâtralité envoûtante, tout en trompe-l’œil, mobilier précieux et débauche de soieries, pour les besoins des dynasties Agnelli, Rothschild et Radziwill, la péninsule avait quelque peu perdu son faste. Dimore Studio y remédie depuis une quinzaine d’années à grand renfort de décors nostalgiques aux tonalités voluptueuses.
Ce duo, formé par l’Américain Britt Moran et l’Italien Emiliano Salci, mêle des pièces vintages estampillées de grands noms du design italien à leurs propres créations. Un mobilier néorétro est édité sous l’appellation Dimore Milano depuis 2006. Leurs anciens assistants s’égrènent aujourd’hui partout dans le monde.
À Milan, Studioutte, agence formée par Patrizio Gola - un de leurs ex-collaborateurs - et Guglielmo Giagnotti, déploient une sophistication minimale. Nos références sont à aller chercher du côté du rigorisme des grands maîtres italiens des années 1920-1930 comme Giuseppe Pagano (1896-1945) ou Giovanni Muzio (1893-1982). Claudio Silvestrin qui, dans les années 1990, développa le premier concept des magasins Armani, nous a également beaucoup marqués. Chacun de nos meubles est pensé comme de petites architectures autonomes. Nous sommes attachés à l’idée d’une esthétique silencieuse.
À Paris, Fabrizio Casiraghi - lui aussi passé chez Dimore Studio - insuffle un vent de néoclassicisme italien aux appartements haussmanniens. Ma passion pour la décoration s’est déclarée après des études d’urbanisme, assure le jeune homme. Durant une année de césure, je me suis engagé dans le programme de restauration de la Villa Necchi, demeure historique milanaise construire dans les années 1930 par Piero Portaluppi (1888-1967). Le raffinement apporté par Portaluppi aux poignées de portes comme aux cache-radiateurs m’a sidéré. En fait, sans la Villa Necchi, je ne serais jamais devenu architecte d’intérieur, rien ne m’y prédisposait. Qu’il s’agisse de Giancarlo Valle à New York, de Studio Daminato à Singapour ou d’Alessandro Moriconi à Monaco, partout émergent des architectes d’intérieur faisant rayonner l’élégance à l’italienne, mélange d’audace et de nonchalance. Avec une pointe de nostalgie aussi, quand le design industriel transalpin opte pour une approche de plus en plus internationale. Et toujours, cette touche de fantaisie baroque, rassurons-nous.