« Connaissez-vous des journalistes américains qu’il faudrait inviter pour qu’ils parlent de ma maison, celle d’un jeune couturier de la France libérée ? » : il y a 80 ans défilait Pierre Balmain
Paris, 1945. La France libérée est toujours exsangue. Et la capitale de la mode n’en a plus que le nom. Coco Chanel et Elsa Schiaparelli ont fermé leur maison de couture au début de la guerre. Jacques Fath et Nina Ricci ont continué malgré les contraintes de l’Occupation. Dans les studios de Lucien Lelong, deux assistants dessinent encore les collections. Ils s’appellent Christian Dior et Pierre Balmain et tous deux ont décidé de prendre congé du couturier pour se lancer en solo. « Chez Lelong, les deux hommes sont plus que de simples collègues, ils sont amis bien que leurs tempéraments soient contraires, raconte Julia Guyon, historienne du patrimoine de la maison Balmain. M. Balmain relate dans ses mémoires qu’il travaille en musique, chante la “Barcarolle” de Hoffmann à tue-tête au milieu de l’atelier, quand M. Dior s’enferme dans un petit bureau capitonné pour préserver le silence dont il a besoin pour créer. Malgré leurs différences, à la fin de la guerre, ils songent à monter une maison ensemble. Mais le destin en décide autrement. »
Le destin qui fait un signe à Pierre Balmain, un jour où il se promène, avec une amie, juste après la libération de Paris, dans le quartier des Champs-Élysées. « Ils repèrent au 44 de la rue François-Ier, un immeuble que les Allemands vidaient à la hâte. Après s’être renseignés auprès du concierge, ils apprennent que le propriétaire veut le transformer en bureaux. Y voyant une opportunité à ne pas manquer, il démissionne de chez Lelong et y installe sa future maison de couture. » Deux ans plus tard, ce sera au tour de Dior de découvrir l’adresse de ses rêves, tout près, le 30, avenue Montaigne et de commencer son activité avec le soutien financier de Marcel Boussac… Balmain, lui, n’a pas cette chance, alors que ses premiers investisseurs ont changé d’avis au dernier moment. Il n’a d’autre choix que d’accepter l’aide de Françoise, sa mère, qui, pour financer ce projet, vend sa bague de fiançailles.
Passer la publicitéFrançoise, qui l’a élevé seul depuis la mort de son père, tient une boutique de mode à Aix-les-Bains que fréquentaient, durant les années de guerre, Gertrude Stein et sa compagne Alice Toklas, toutes deux réfugiées dans les Alpes françaises. La mère poule n’a pas manqué de glisser à l’oreille de l’Américaine, que Pierre a lu tous ses livres. Justement, il est mobilisé dans sa région natale et fait la rencontre du couple de femmes. « Au fur et à mesure, M. Balmain avait fini par la considérer comme sa mère américaine, tant elle fut d’un soutien sans faille jusqu’à sa mort en juillet 1946, poursuit l’historienne. Il a toujours été entouré de femmes fortes qui ont été pour lui plus que des inspirations : sa mère, Gertrude Stein, puis Joséphine Baker et Brigitte Bardot, qu’il habilla régulièrement. »
Dès lors, Pierre Balmain vit et travaille dans ses salons de la rue François-Ier. Faute de place, il pose une planche sur la baignoire pour s’en faire un bureau. Une vingtaine de petites mains œuvrent à ses côtés sur une cinquantaine de modèles. Qu’importent les conditions difficiles, le couturier est convaincu que, pour sa première présentation, toute la presse française et internationale sera là. « Je suis sûr de faire un succès avec cette maison, écrit-il à sa bonne fée américaine. Et vous savez, ma chère amie, les Savoyards, en général, ça réussit dans la vie ! Connaissez-vous des journalistes ou des photographes américains qu’il faudrait inviter pour qu’ils parlent de ma maison, celle d’un jeune couturier de la France libérée ? » Gertrude Stein fait mieux que ça. Elle chronique elle-même l’événement dans les pages de Vogue. Ce sera son seul et unique article de mode, illustré par une série de photographies du grand Cecil Beaton.
Le 18 septembre, les salons sont pleins à craquer. Il faut dire que c’est le premier défilé de mode qui se tient à Paris depuis le début de la guerre ! Dès les premiers mannequins, le couturier jette les bases de son esthétique qu’on appellera quelques années après, « Jolie Madame » : des épaules naturelles mais marquées, une taille cintrée, une silhouette élancée. Une vareuse de laine au col brodé de cabochons passe sur un pantalon pour dames. La modernité de Pierre Balmain saute aux yeux. La critique est unanime. Pour Alice Toklas, ce défilé de 1945 marque un tournant dans l’histoire du vestiaire féminin et trouve même un nom à cette révolution : « The New French Style ». « Le succès de cette première collection est immédiat, reprend l’historienne. Mais, pour lui, la mode est une évolution, pas une révolution. Par la suite, l’onde de choc du New Look de Dior, plus révolutionnaire et en rupture avec les années d’Occupation, va éclipser des livres d’histoire de la mode l’aura du couturier. »
Jusqu’à sa mort en 1982, Pierre Balmain n’a de cesse d’imaginer une mode contemporaine pour une femme indépendante, qui suit les mouvements de la société et l’essor du prêt-à-porter. « À longueur d’interviews, il leur a déclaré son amour, rappelle Julia Guyon. En 1963 dans une émission de radio, il dit : “J’aime la femme consciente de sa force, de son rôle et de ses prérogatives” ou encore en 1971 à l’ORTF : “Il y a des femmes qui ne sont pas parfaitement faites et qui peuvent être beaucoup plus élégantes que les femmes dont les mesures sont parfaites.” » Accompagnant les changements de son temps, le Savoyard crée l’uniforme de la première femme pilote de la compagnie Air France, celui de la première femme préfet, celui de la première femme général de l’armée française. « Né en 1914, il gardera de son enfance, puis de ses années de mobilisation dans l’armée, un profond amour pour l’uniforme et l’élégance fonctionnelle. » Dès le début des années 1950, il détourne le blazer croisé d’officier pour en faire une veste six boutons, qui annonce, trente ans avant, le « power dressing » féminin.
Malheureusement, oui, les nouvelles générations ne savent pas qui est Pierre Balmain.
Olivier Rousteing, directeur artistique de Balmain
Dans les années 1980, après sa disparition, plusieurs créateurs se succèdent, Erik Mortensen, son fidèle bras droit et gardien du temple, puis Oscar de la Renta au début des années 1990. Mais alors que Dior vit un nouvel âge d’or depuis son acquisition par Bernard Arnault, la maison Balmain, indépendante et familiale, peine à rayonner à l’international. Reprise au début des années 2000 par un entrepreneur français, la belle endormie se réveille sous l’égide du créateur Christophe Decarnin, puis d’Olivier Rousteing en 2011. Plutôt que de relancer la « Jolie Madame », le Bordelais insuffle une nouvelle ère à grand renfort de vestes carénées sexy et de minirobes à paillettes.
Passer la publicitéDésormais, la marque habille Beyoncé, Rihanna et Kim Kardashian. Rousteing, ami des stars et l’un des créateurs les plus suivis sur les réseaux sociaux, a carrément fait oublier l’existence du fondateur ! Pour beaucoup de ses abonnés (pas loin de 10 millions à ce jour) : « Olivier Rousteing a fondé Balmain. » Ce dont il s’attriste : « Malheureusement, oui, les nouvelles générations ne savent pas qui est Pierre Balmain. » Le designer français a pourtant évoqué son héritage dans plusieurs de ses défilés, notamment en 2019 lors d’une tentative infructueuse pour faire revivre la haute couture.
Même Matteo Sgarbossa, le PDG nommé en avril 2024 (la marque appartient depuis 2016 à Mayhoola, la société d’investissement du Qatar), l’admet : « J’ai été surpris de l’immense héritage de cette maison, de l’esprit pionnier de son fondateur, totalement méconnu du grand public. Or, son esprit frondeur et sa vision moderne de la féminité n’ont pas pris une ride depuis huit décennies. Nous devons trouver une nouvelle manière de raconter sans nostalgie son histoire et celle de cette maison. » Alors, pour cette année anniversaire, Balmain compte bien « exploiter ses archives ». Déjà, le grand magasin Printemps de New York expose une centaine de pièces (textile, croquis et archives photographiques) de 1945 à nos jours. À Paris, Olivier Rousteing y rendra hommage lors de son défilé présenté ce 1er octobre. Et, fin octobre, Loïc Prigent sortira un documentaire sur l’histoire méconnue de ce pan de l’élégance française.