Lucie Castets à Matignon : ce que cache la stratégie jusqu'au-boutiste des Insoumis
André Grjebine est économiste, essayiste et ancien directeur de recherche à Sciences Po Paris.
Lucie Castets n'est plus dans la course pour Matignon. Avant que le soufflé ne retombe et qu'on l'oublie, il faut s'interroger sur cet épisode surréaliste d'une personnalité qui, du jour au lendemain, est promise quasiment au sommet de l'État, sans avoir rien fait qui justifie une telle ambition. Elle a été désignée par le NFP précisément parce qu'étant sans expérience politique, elle n'a jamais contrarié l'un des partis de l'union de la gauche. Aucun d'eux n'avait donc de raison de s'opposer à elle. Elle est apparue en quelque sorte comme le plus petit commun dénominateur.
Dans un tel scénario, elle devait évidemment se garder d'exprimer des opinions ou des projets de nature à «irriter» l'un des partis qui en ont fait leur championne, a fortiori LFI. En revanche, il allait de soi qu'à tout instant elle colle au plus près au programme du NFP, concocté sous l'égide des mélenchonistes, en suivant les variations que ses dirigeants pouvaient introduire. « Le programme du NFP, c'est notre base de travail, mais il a été construit pour l'exercice du pouvoir en cas de majorité absolue » a-t-elle déclaré dans le Parisien (13/8/2024), expliquant que la hausse du smic ou le retour de l'ISF étaient des «horizons». Après quoi, elle est revenue en arrière quand des insoumis ont manifesté leur désaccord. La tâche était d'autant plus impossible que pour gouverner elle aurait dû séduire également d'autres composantes de l'éphémère Front républicain, sans pour autant offusquer Jean-Luc Mélenchon et les siens.
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Mais, revenons à l'origine de l'émergence de Lucie Castets. Tout commence avec la partie qui se joue entre Jean-Luc Mélenchon et elle, entre le créateur et le personnage qu'il guide. L'ambition ultime de Jean-Luc Mélenchon est de créer le chaos, première étape d'une «révolution citoyenne». Comme il l'a expliqué à plusieurs reprises, notamment dans la préface d'un ouvrage de Simon Mauger, paru en 2023, Robespierre l'innocent (Ed. L'Harmattan), son modèle est Robespierre, l'inventeur de la terreur de 1794. Il ne cesse de le statufier et paraît vouloir en être la réincarnation moderne. Les Français ne sont pas dupes et n'en veulent pas. Selon un sondage Ipsos effectué du 26 juillet au 1er août, 72% des personnes interrogées estiment que LFI attise la violence (dont 68 % des sympathisants socialistes) et 69 % que c'est un parti dangereux pour la démocratie (57% des sympathisants socialistes). Seulement 22% jugent ce mouvement capable de gouverner le pays.
En même temps, d'université d'été en université d'été, Lucie Castets est ovationnée, « Lucie ! Lucie ! Lucie ! » par des gens qui n'en avaient jamais entendu parler quelques semaines plus tôt.
André Grjebine
L'impopularité de Jean-Luc Mélenchon rend pour le moins problématique son accession au pouvoir. D'après le sondage déjà évoqué, il est de très loin la personnalité politiques la plus rejetée (83 % de jugements défavorables, dont 68% très défavorables). Qu'à cela ne tienne. Il saute sur l'occasion quand Olivier Faure propose une candidate inconnue, sans aucun passé politique. Pour piéger à la fois la coalition présidentielle et ses partenaires du NFP, Jean-Luc Mélenchon a compris tout l'avantage qu'il pouvait en retirer. Il a vu en elle une personnalité à modeler au gré de sa stratégie. Des dirigeants socialistes naïfs et timorés n'ont apparemment pas saisi qu'ils allaient se piéger eux-mêmes. La rupture de l'alliance contre-nature avec LFI devenait plus compliquée que jamais. Les socialistes, en particulier ceux hostiles aux insoumis, ont ainsi été condamnés à assister, en manifestant un enthousiasme factice, aux prestations de «leur» candidate.
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Chaque jour, un dirigeant d'un parti de gauche déclare qu'il n'y a pas d'autre choix pour Emmanuel Macron que de la nommer. Comme toujours, Mélenchon et ses lieutenants vont plus loin en menaçant le président de la République d'engager une procédure de destitution à son encontre s'il ne le fait pas dans les plus brefs délais. En même temps, d'université d'été en université d'été, Lucie Castets est ovationnée, «Lucie ! Lucie ! Lucie !» par des gens qui n'en avaient jamais entendu parler quelques semaines plus tôt. Par-delà des considérations politiques confuses, ils acclament la « victime » du prétendu machiavélisme d'Emmanuel Macron. Victime d'autant plus innocente qu'elle a surgi de nulle part et n'a jamais été considérée comme une personnalité politique. Dans une société française en proie à une défiance généralisée vis-à-vis des institutions et des élus, ce bras-de-fer entre Lucie Castets et le «système», représenté par Emmanuel Macron, ne fait qu'exacerber sa popularité auprès de ceux qui sont davantage portés sur la critique et la colère que sur l'analyse des faits et la recherche de possibilités concrètes de réforme.
Après avoir été récusée par le président de la République, on pouvait supposer que Lucie Castets retourne à son ancien emploi. Au lieu de quoi, le 29 août, elle a écarté cette option en annonçant qu'elle allait quitter la Mairie de Paris pour continuer à briguer Matignon au nom de l'union de la gauche. Ayant découvert qu'elle n'était pas simplement un haut fonctionnaire parmi d'autres, mais un premier ministre potentiel, elle va donc continuer à jouer ce rôle prestigieux. C'est comme si on annonçait à quelqu'un qu'il vient de gagner cent millions à la loterie, avant de lui dire une heure après qu'il s'agit d'une erreur et qu'il n'a rien gagné. Sa vie ne sera plus jamais comme avant.
Sans parler des multiples obstacles qui vont se dresser sur son chemin, le premier ministre désigné devra surmonter l'habitude acquise depuis plus de deux siècles par la gauche radicale de préférer à la réforme du monde réel un paradis terrestre imaginaire sans se soucier des sacrifices exigés et des médiocres résultats obtenus.
André Grjebine
Alexis Corbière, un ancien proche de Jean-Luc Mélenchon, aujourd'hui député écologiste de Seine-Saint Denis, maintient la flamme. Il a ainsi déclaré sur X le 29 août, que Lucie Castets «ne doit pas disparaître…Elle est le visage, l'incarnation humaine de l'unité du Nouveau Front populaire". Pour lui, l'avenir de Lucie Castets à Matignon n'est pas totalement compromis. "Il peut y avoir des circonstances historiques où il [Macron] est amené à la nommer dans quelque temps», explique-t-il. «Le premier ministre et le gouvernement nommés par Emmanuel Macron prochainement pourraient être renversés par une motion de censure. Et qu'ensuite, le président de la République serait "contraint" de nommer Lucie Castets à Matignon.»
Poursuivons le brillant raisonnement d'Alexis Corbière. Exaltée par le soutien enthousiaste des militants qui voient en elle le symbole du chef du gouvernement rêvé de l'union des gauches, Lucie Castets pourra toujours espérer occuper un jour la fonction qui, selon elle, devait être la sienne. Elle sera ainsi un premier ministre virtuel, attendant l'échec de celui qui aura pris la place qui devait lui revenir. Elle pourra entre-temps s'exercer à former des gouvernements qui seront d'autant plus parfaits qu'ils n'existeront que dans un monde irréel. Déjà, cette aventure fait naître d'autres vocations. Ségolène Royal a ainsi offert ses services pour Matignon ou d'autre poste ministériel.
Il faudra beaucoup de sang-froid au premier ministre désigné pour gouverner dans un monde réel et y ramener les socialistes. Sans parler des multiples obstacles qui vont se dresser sur son chemin, il devra surmonter l'habitude acquise depuis plus de deux siècles par la gauche radicale de préférer à la réforme du monde réel un paradis terrestre imaginaire sans se soucier des sacrifices exigés et des médiocres résultats obtenus.