En 1994, le coup de frein final du mensuel « Miroir du cyclisme »

On peut travailler depuis de nombreuses années sur la presse sportive, bien connaître les archives de « Miroir du cyclisme », et s’étonner encore du nombre de regards qui s’éclairent à la simple évocation de ce titre. Ils sont partout, en effet, les nostalgiques qui voient dans le « Miroir » leur madeleine de Proust. Ils en ont été des lecteurs assidus ou bien s’en souviennent comme d’un objet familier, un élément de ces décors d’autrefois que l’on n’oublie pas. Le magazine était là, posé sur le coin d’une table ou le bras d’un fauteuil, changeant comme les visages se succédant à sa une, immuable comme le plaisir de le feuilleter.

« Miroir du cyclisme » paraît pour la première fois en janvier 1960, sous la forme d’un bimestriel qui devient mensuel dès l’année suivante. Publié par les Éditions J, issues des mouvements de résistance communistes, c’est l’un des tout premiers magazines sportifs spécialisés de la presse « rouge » (avec « Miroir du football »). S’il précède d’autres titres («Miroir du rugby », « Miroir de l’athlétisme »), il prolonge surtout une longue tradition idéologique et médiatique. Dès l’entre-deux-guerres, en effet, en écho à la réflexion menée par le parti sur cette question, « l’Humanité » consacre au sport une rubrique importante, presque quotidienne, souvent très critique à l’égard des activités « bourgeoises » et de leurs promoteurs.

Fustiger le chauvinisme et la cupidité

À la Libération, lorsque l’essor des pratiques entraîne la création de « Miroir-Sprint », hebdomadaire omnisports, l’heure n’est plus à la dénonciation systématique, mais les rédacteurs continuent dans une veine très engagée. Dans le droit-fil de l’ancien réquisitoire, ils fustigent la spécialisation à outrance, les violences suscitées par la compétition, le chauvinisme et la cupidité des organisateurs du sport. S’ajoute par ailleurs la dissection méticuleuse des politiques publiques concernant les loisirs, comme de la moindre évolution réglementaire adoptée par le mouvement sportif.

La ligne éditoriale de « Miroir du cyclisme » creuse le même sillon. Né quelques jours après la disparition soudaine de Fausto Coppi, le journal porte d’emblée une attention soutenue à l’histoire du cyclisme, et à ceux qui en ont fait les grandes heures. Le souvenir du « campionissimo », entretenu année après année, est le symbole d’un journalisme qui puise dans le passé les repères et les remparts à brandir pour comprendre et contenir le présent, soit les mutations d’une pratique aux prises avec la diffusion mondiale des sports et des compétitions, leur médiatisation croissante, et l’exacerbation des enjeux économiques.

Le ton est pourtant rarement péremptoire. Les années 1960 sont joyeuses, à défaut d’être toujours glorieuses. Dirigée par Maurice Vidal, l’équipe de rédaction ne boude pas son plaisir et célèbre les réussites du cyclisme hexagonal, au mieux de sa forme. Après avoir couvert une certaine ascension du Puy-de-Dôme, au coude-à-coude, durant le Tour de France 1964, les journalistes de « Miroir » partagent leurs préférences, comme le reste de la France, entre « Maître Jacques » (Anquetil) et celui qui est désormais « le perdant magnifique » (Poulidor). Ils saluent également, unanimement cette fois-ci, la pointe de vitesse de Rik Van Looy, jeune Belge qui sait aussi briller sur les pavés : avec deux titres de champion du monde et deux victoires dans Paris-Roubaix, cet ancien porteur de journaux est l’autre étoile du moment. La jolie fable du « Tour de France raconté à Nounouchette », imaginée par Abel Michéa, court sur les pages dès 1964, tandis qu’Émile Besson et Claude Parmentier, mais aussi François Terbeen ou Robert Descamps, commentent le coup de pédale des uns, la résistance des autres, se perdent en pronostics, comme une manière de savourer à l’avance les grandes empoignades. Fuyant le sensationnalisme et, plus que tout, le pathos (le drame Simpson lui-même, en 1967, est rapporté brièvement), le cyclisme doit être une fête.

Tiré à 175 000 exemplaires en 1968

Pour cette raison, justement, « Miroir » sait aussi se montrer intraitable. La légèreté n’empêche pas la vigilance, comme le démontre la place de choix occupée par les dessins de presse et les caricatures, œuvres de René Pellos d’abord, de Michel Pichon ensuite. Par le texte ou par l’image, donc, la « valse des millions » est dénoncée très tôt, et à travers elle la cohorte de menaces induites par une financiarisation croissante (décembre 1961). À l’été 1962, lorsque les organisateurs du Tour de France cèdent à la tentation de réintroduire les équipes de marques, les rédacteurs s’insurgent : ils rappellent la singularité de l’épreuve reine, et s’offusquent de cette atteinte à sa noblesse. Plus tard encore, le titre prend fait et cause pour les coureurs revendiquant la délivrance de « contrats à temps », et appelle de ses vœux la mobilisation massive et coordonnée des « forçats de la route » (février 1970).

Entre enthousiasme et indignation, « Miroir du cyclisme » trouve donc rapidement sa voie. En quelques années, le magazine dispose d’un lectorat conquis, et fidèle : le tirage moyen annuel est à son apogée en 1968, avec près de 175 000 exemplaires. On ne saurait parler, toutefois, à propos de la belle décennie 1970, de rythme de croisière. L’image ne convient pas à une écriture toujours plus vive et incisive, ni aux usages intensifs et novateurs de la photographie (c’est la grande vogue des posters inclus au centre du journal), qui opposent une résistance très solide aux assauts d’autres médias. Sans compter que les engouements du « gros œil » de la télévision, abondamment critiquée comme symbole d’un « bazar médiatique » annoncé (août 1975), sont finalement ponctuels et très sélectifs, quand la force du « Miroir » est de restituer tous les éclats de l’actualité cycliste.

Attentif à l’émergence du vélo en Afrique et en Amérique du Sud

Pour cela, les anciennes plumes trouvent du renfort dans le talent de plusieurs recrues : Jacques Augendre, Gilles Delamarre, Michel Nicolini entre autres. Toujours sur la route, les hommes de « Miroir » scrutent également la piste, les brevets cyclotouristes, les rencontres des jeunes et même les premiers élans du circuit féminin. Ils subliment les grands tours et les classiques, les championnats du monde et les jeux Olympiques, mais couvrent également, à l’identique, les épreuves locales et régionales. Ils ont alors pour la France des terroirs, de la Bretagne à l’arrière-pays niçois, en passant par les chemins perdus de la Bourgogne viticole, des attentions toutes particulières. À la ville et à la campagne, donc, les journalistes de « Miroir » sont les propagandistes d’un sport pluriel et ouvert, sans frontières. De plus en plus souvent, d’ailleurs, ils franchissent au sens propre les limites de l’Hexagone. « Miroir » est bien le seul magazine qui s’intéresse au cyclisme à l’Est ou à la course de la Paix, comme il est attentif aux pratiques émergentes d’Afrique et d’Amérique du Sud. Peu à peu, les grands reportages « à l’international », les descriptions minutieuses, les longs témoignages s’affirment comme une autre spécificité.

Plus tard encore, quand la prospérité ne va plus de soi, « Miroir du cyclisme » résiste à maintes difficultés. Un collectif resserré et renouvelé fait face aux changements assez brusques d’éditeur et aux déménagements inopinés qui s’ensuivent. En quelques années, en effet, les Éditions J, devenues Éditions Miroir-Sprint, sont intégrées aux Éditions Vaillant (connues notamment pour la publication de « Pif Gadget »), puis à Messidor (qui regroupent plusieurs des anciennes éditions du Parti communiste français). Surtout, Olivier Margot, Jean-Paul Ollivier, Henri Quiqueré et quelques autres font obstacle à l’irrégularité des ventes et à la hausse des coûts de fabrication, repoussant aussi longtemps que possible cette mécanique bien connue, qui affecte le monde de la presse dans son ensemble.

Jeannie Longo prend la plume

Au cours des années 1980, « Miroir » évolue. Il sert de tribune aux militantes du cyclisme féminin, ouvrant régulièrement ses colonnes à la plus célèbre d’entre elles, Jeannie Longo. Il renonce à sa rubrique cyclotouriste, en perte de vitesse, et saisit au bond l’expansion du VTT, laquelle suscite une écriture et des prises de vue entièrement rénovées. Il s’implique dans d’autres combats, à propos de la crise environnementale ou de la sécurité des usagers de la bicyclette, qui se comptent désormais en millions. Mais le journal reste surtout cohérent avec ses engagements passés, sans rien abandonner de sa pugnacité. « Miroir du cyclisme » demeure, en somme, le magazine qu’il a toujours été. Il méprise le mercantilisme, abhorre l’« acharnement publicitaire » (mai 1985) tout autant que les « moralistes » du vélo, qui osent jeter la pierre à « ceux qui pédalent » (décembre 1980). Il est l’inlassable défenseur d’un sport populaire, vecteur des valeurs d’antan, qui n’existe que par ceux qui le font vivre en se défiant sur les routes.

Le magazine est ainsi l’ami des champions. Les rédacteurs les admirent, tissent des liens avec eux, les accompagnent au quotidien, les soutiennent dans leurs revendications, et jusque dans leurs erreurs. Après Eddy Merckx et Bernard Thévenet, les stars se nomment Bernard Hinault et Laurent Fignon. On encense également Sean Kelly et Stephen Roche, les nouveaux venus d’Irlande, ou encore Greg LeMond, l’opiniâtre Américain par qui, pour la première fois, la victoire dans la Grande Boucle sort d’Europe (1986). Mais au-delà de quelques figures, « Miroir » s’emploie surtout à dire la force, le courage et l’humilité de tous les coureurs. Il célèbre les anonymes du peloton, les porteurs d’eau, les disqualifiés que la voiture-balai emporte, harassés. Il s’attache aux invisibles et autres perdants, autant qu’aux foules bruyantes qui se réchauffent au passage des meilleurs comme des moins bons, perchées sur les talus de l’Alpe-d’Huez ou massées sur les Champs-Élysées.

On l’aura compris, lorsque « Miroir » s’efface malgré tout, au début de la décennie suivante, il laisse derrière lui une trace singulière, qui associe le goût immodéré de ses journalistes pour le cyclisme et la défense d’une certaine morale sportive, empreinte d’humanité. Trente ans après, force est de constater qu’il n’a toujours pas été remplacé.

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