La fusée européenne Ariane 6 réussit son premier décollage
«Allo Kourou ? On a une fusée !» Au Centre Spatial Guyanais (CSG), le soulagement est palpable : Ariane 6 a réussi son premier envol. Avec une heure de retard sur le programme initial, à 16 heures locales (21 heures à Paris) mais cela restera anecdotique. Il faudra encore un peu de temps pour analyser l'ensemble des données et s'assurer que le moteur Vinci réallumable du troisième étage a fonctionné correctement, mais le plus dur est passé. La fusée est partie, elle n'a pas détruit le pas de tir ni explosé en vol. Depuis plus d'un an, l'Europe était totalement privée d'accès à l'espace. C'est désormais corrigé et un message a été envoyé à la concurrence, en particulier à l'entreprise américaine SpaceX. Dans la moiteur guyanaise, les nombreux visiteurs et spectateurs ont acclamé la séparation du premier étage, sept minutes après les premiers jets de lumière apparus au pied du nouveau lanceur au moment de l'allumage du moteur principal et des deux boosters qui le flanquent.
Le compte à rebours avait officiellement été lancé la veille, mais les choses sérieuses ont commencé à six heures du matin, quand le portique mobile monté sur rail de 70 mètres de haut s'est déplacé pour libérer la fusée, installée sur son pas de tir depuis maintenant près de trois mois. Devant plus d'une centaine de spectateurs, le nouveau fleuron européen s'est dévoilé sous la lumière orangée du ciel guyanais. La pluie tropicale n'a aucunement gâché le spectacle. La météo aurait pourtant pu être un sujet de préoccupation. Si seuls 16% des tirs effectués à Kourou ont été annulés à cause du temps, les mois d'été, et tout particulièrement juillet, sont les plus défavorables. Foudre et vent sont les deux critères météorologiques qui peuvent annuler un décollage. « En Guyane, le mois de juillet est celui avec le plus d'orage, raconte Anne Sophie Chassagnou, météorologiste à Météo France en poste sur la base de Kourou. Et c'est en été que les vents d'est en altitude sont les plus forts, ce qui augmente le risque de ramener des débris vers la terre en cas d'accident. » Mais « ce n'est pas la météo qui a dicté la date du vol inaugural, mais bel et bien l'avancement du projet», expliquait la veille Carine Leveau, directrice du transport spatial au CNES. « Et demain matin, nous serons prêts. »
Excitation et tension
Au pied de la fusée l'excitation et la tension étaient d'ailleurs palpables au sein des équipes qui travaillent sur l'engin depuis plusieurs années. Le mal de ventre causé par le stress en était presque contagieux. Tous les voyants étant au vert, plus aucun doute n'était permis : c'était bien aujourd'hui que se terminerait enfin cette longue attente. « On a vérifié tous les paramètres plus de mille fois chacun, on a essayé d'anticiper toutes les défaillances possibles, tout cela tourne et retourne dans nos têtes, mais maintenant il faut y aller », résumait ainsi Franck Huiban directeur des activités civil chez ArianeGroup. Lucia Linares, responsable stratégie et lancements institutionnels à l'Agence spatiale européenne (ESA) travaille depuis 14 ans sur le projet Ariane 6. Elle a vu les retards s'accumuler, la pandémie, la guerre en Ukraine, mais ce soir c'est un peu comme une libération. « C'est l'aboutissement de toutes ces années de travail, explique-t-elle. Mais c'est aussi et surtout un moment important pour la souveraineté européenne de retrouver cet accès pour envoyer des satellites indispensables dans la vie de tous les jours, sans compter les enjeux de protection civils et militaires. »
Comme lors de la répétition générale de juin dernier, le compte à rebours s'est écoulé sans encombres, mais cette fois le décompte ne s'est pas arrêté à 18 secondes. Les vibrations, perceptibles depuis plusieurs minutes, ont fait fuir l'ensemble de la faune aux alentours. Le moteur Vulcain 2.1 s'est allumé, la terre s'est mise à trembler. Et puis, sept secondes plus tard, les deux boosters latéraux ont été mis à feu. Le bras mécanique qui reliait la fusée au pas de tir s'est alors détaché au même instant et le lanceur a décollé. Plus de 14 années de travail se sont concrétisées en une poignée de secondes ! Très sûre d'elle, mais comme au ralenti, la fusée a quitté le sol pour enfin trouver son environnement naturel : le ciel. Après deux minutes seulement, elle atteignait les 8000 km/h. L'onde de choc sonore, tellement puissante qu'elle serait fatale aux tympans de n'importe qui se trouvant dans un rayon de moins de deux kilomètres, a mis un peu plus d'une minute pour atteindre les terrasses du centre de contrôle Jupiter situé à une vingtaine de kilomètres du pas de tir.
Moteur réallumable
Dans « le bocal », la salle vitrée où les équipes du CSG, d'ArianeGroup, d'Arianespace, de l'ESA, et les clients dont les satellites ont été embarqués à bord de la fusée, surveillent l'avancée du vol, l'heure n'est pas encore aux embrassades. Si la phase cruciale du décollage s'est passée sans encombre, il faut attendre encore un peu pour considérer que la mission est un succès. Après 56 minutes de vol, le moteur Vinci de l'étage supérieur doit se rallumer. « Envoyer une fusée, on savait déjà le faire, on avait Ariane 5, résume Carine Leveau. Ce qui fait la spécificité d'Ariane 6, ce qui justifie cette nouvelle fusée, c'est le moteur réallumable qui permet de lâcher des satellites à différentes altitudes. C'est un des critères les plus importants qui permettra de parler, ou non, de succès pour ce premier vol. » Quelques minutes plus tard, les premières charges utiles seront lâchées pour entrer dans leur phase orbitale. En tout, l'étage supérieur de fusée fera deux fois le tour de la Terre avant de se consumer en revenant dans l'atmosphère. La progression est suivie au sol par sept stations dans le monde. Deux ici en Guyane, une autre à côté de Toulouse, les autres en Australie, aux Bermudes, en Inde et à Santa Maria.
En cas de réussite complète, ce lancement ouvrira de nouvelles perspectives pour le spatial européen mais aussi pour le Centre spatial guyanais, qui vise toujours un objectif de 30 lancements par an d'ici 2030. À la nouvelle Ariane s'ajoute un dernier tir du lanceur léger Vega classique, avant que son successeur Vega-C, qui a connu plusieurs incidents dont un échec lors de son premier vol commercial en décembre 2022, ne prenne le relais. «On va aussi développer les tirs de mini-lanceurs développés par des start-up et qui peuvent emmener 1,5 tonne, explique Philippe Lier, directeur du CSG. On rentre dans un nouveau modèle, avec une multiplication des acteurs.»
Du coté d'Ariane, deux autres vols sont d'ores et déjà prévus cette année, six la suivante et huit en 2026. À terme, l'objectif est de procéder à 9 à 10 lancements par an. Pour remplir son carnet de commandes, Arianespace mise sur la grande flexibilité du lanceur et son coût réduit par rapport à sa grande sœur Ariane 5. Une grande partie de la structure de la fusée est assemblée et testée en Europe. Une fois tout le matériel arrivé a Kourou, l'assemblage sur place ne prend que 21 jours. « En tout, nous avons mis 36 mois pour concevoir cette première fusée, explique Franck Huiban. Ce qui est une durée équivalente a la conception d'Ariane 5. Mais dans les prochaines années, nous devrions tomber à 18 mois. » Dans le BAL, le bâtiment d'assemblage des lanceurs, un immense hangar à quelques centaines de mètres du pas de tir, deux lanceurs peuvent être montés en parallèle, avant d'être emmenés sur le pas de tir pour y être redressés et coiffés de leur charge utile. « Ce dispositif nous permet d'enchaîner les lancements dans un intervalle de 15 jours », continue Franck Huiban. La demande est forte, aime-t-on rappeler à Kourou. Une trentaine de vols ont déjà été réservés sur Ariane 6. Un record pour un lanceur qui n'avait pas encore volé. De quoi nourrir l'optimisme des représentants du secteur, tous rassemblés ce 9 juillet historique à Kourou. Ils en oublieraient presque qu'il y a seulement quelques jours, le satellite météo MTG-S1 européen d'Eumetat (basé en Allemagne), initialement programmé sur Ariane 6, a finalement été confié à l'entreprise américaine d'Elon Musk et sa Falcon 9 réutilisable.