"On risque de les perdre" : la glaciologue Heïdi Sevestre alerte sur les menaces qui pèsent sur les glaciers
Les Nations unies ont désigné 2025 comme l'année internationale de la préservation des glaciers. Dans ce cadre, le vendredi 21 mars marque pour la première fois la journée mondiale consacrée à ces écosystèmes fragiles, présents dans le monde entier.
"C'est un coup de projecteur sur les glaciers de montagne, se réjouit la glaciologue Heïdi Sevestre. Ce que j'espère, c'est qu'on puisse expliquer, éduquer, sensibiliser tous les acteurs de la société à l'importance de ces écosystèmes et à quel point leur disparition est possible." Ce que la chercheuse entreprend de faire dans cet entretien avec franceinfo.
Franceinfo : Comment décririez-vous les glaciers que vous avez parcourus au cours de vos expéditions ?
Heïdi Sevestre : Les glaciers de montagne sont des mers de glace nées de l'accumulation de couches neigeuses. Un glacier fait plus de 1 km² et s'écoule sous son propre poids. On en compte environ 220 000 sur Terre. Se rendre au chevet des glaciers, c'est être transporté sur une autre planète. Avant même de le voir, on ressent sa présence par le changement de température. Les vents changent autour de nous et deviennent puissants. Et puis, on le voit, avec sa surface gigantesque et blanche. Il se détache du paysage, on ne voit plus que lui. Il brille.
Quand on s'en approche, on entend l'eau ruisseler. S'il bouge, ce sont des craquements parfois aussi forts qu'un coup de tonnerre. Quand on le regarde de plus près, il est rempli de bulles d'air, véritables archives qui racontent l'histoire de l'humanité. Les glaciers rendent tellement de services. On les décrit par exemple comme les meilleurs châteaux d'eau douce de la planète, car une bonne partie de l'eau que nous utilisons en provient.
Quels rôles jouent-ils, d'un point de vue environnemental et climatique ?
D'abord, les glaciers permettent de réguler les températures. La neige et les surfaces claires peuvent, en effet, renvoyer une partie du rayonnement solaire dans l'espace. Mais cela fonctionne marche de moins en moins bien, car les glaciers perdent de leur surface [en fondant] et s'assombrissent, du fait de la pollution de l'air, de poussières, de présence d'algues ou de microbes.
Les glaciers ne réagiraient pas aussi vite sans l'homme. Il n'y a aucun doute sur l'attribution du retrait aussi rapide des glaciers aux activités humaines.
Heïdi Sevestre, glaciologueà franceinfo
Les glaciers nous amènent aussi de l'eau quand il fait chaud et qu'il y a moins de précipitations, soit une partie critique de l'année. J'aime rappeler cette petite anecdote : pendant la canicule de 2003, 40% des eaux récupérées d'un secteur du Rhône venaient des glaciers. C'est une ressource considérable pour refroidir nos centrales nucléaires, transporter des marchandises sur nos fleuves, continuer les activités industrielles et agricoles… Les Alpes et les Pyrénées nous donnent de l'eau lorsque nous en avons vraiment besoin.
Enfin, les glaciers créent un microclimat. Autour d'eux, la température diminue et cela crée une niche écologique complètement différente de ce que l'on trouve ailleurs, avec des espèces qui se sont adaptées à ce climat-là. Ils sont aussi un peu comme du papier de verre : en se déplaçant, ils érodent les paysages autour. Et l'eau qui en ruisselle est chargée en minéraux. Elle va fertiliser certains écosystèmes en transportant quantité de sédiments.
A quel point ces écosystèmes sont-ils menacés ?
Partout dans le monde, on voit que les glaciers réagissent extrêmement rapidement au réchauffement climatique. Pas tous à la même vitesse ou de la même façon, mais la tendance de recul est généralisée. La balle est dans notre camp, on risque de les perdre. Pour ceux des Alpes, on pourrait perdre la majorité des glaciers d'ici à la fin du siècle. Il n'est pas trop tard, mais la fenêtre pour les sauver se ferme très rapidement.

D'après une étude récente, 45 à 50% des glaciers dans le monde sont condamnés. C'est le cas pour une grande partie des glaciers tropicaux, en Ouganda, en Colombie ou encore en Papouasie. Pour eux, la question n'est pas s'ils vont disparaître, mais plutôt de savoir quand cela va se produire. Il faut réaliser à quel point ces écosystèmes sont sensibles et fragiles. On a le destin de l'autre moitié des glaciers sur Terre entre nos mains.
Quels sont les risques associés à la fonte des glaciers ?
Quand les glaciers réagissent au changement climatique, cela a différentes conséquences. Déjà, on voit que les glaciers peuvent accumuler de l'eau, soit sous forme d'une poche à l'intérieur du glacier, soit sous forme d'un lac qui va se former en périphérie. Plus le glacier fond, plus le volume de la poche d'eau ou du lac augmente.
Ces lacs, notamment, sont retenus par des barrages naturels – des tas de pierres en quelque sorte – qui ne sont pas très solides. Et au bout d'un moment, malheureusement, ces barrages vont se rompre et ça va créer littéralement des tsunamis en montagne. Dans l'Himalaya et aussi dans les Andes, des millions de personnes vivent sur le trajet possible de ces tsunamis hypothétiques.
Les poches d'eau, c'est pareil. Quand elles s'accumulent sous les glaciers, elles sont assez difficiles à détecter. Le problème, c'est qu'au bout d'un moment, le glacier lui-même n'arrive plus à retenir sa poche d'eau et se déstabilise. C'est ce qu'il s'est passé dans la Marmolada [dans les Alpes italiennes], il y a deux ans. Il y avait eu une dizaine de morts à cause de ce tsunami déclenché par la poche d'eau.
Par ailleurs, quand ils sont présents en montagne, les glaciers occupent une vallée. Donc, évidemment, on a une déstabilisation du paysage lorsque le glacier se retire. On observe de plus en plus de glissements de terrain, de chutes de pierres. On voit aussi que les glaciers des régions polaires, en perdant de l'épaisseur, deviennent beaucoup plus crevassés qu'avant. Malheureusement, ça rend notre travail beaucoup plus dangereux. Ce qu'on pensait comprendre sur les glaciers avant est vraiment remis en cause aujourd'hui par le changement climatique. Je ne reconnais plus certains glaciers du Svalbard, alors que je les étudie depuis très très longtemps
Cette année internationale de la préservation des glaciers vous donne-t-elle de l'espoir ?
C'est un coup de projecteur sur les glaciers de montagne. Ce que j'espère, c'est qu'on puisse expliquer, éduquer, sensibiliser tous les acteurs de la société à l'importance de ces écosystèmes et à quel point leur disparition est possible.
"Aujourd'hui, on a tous les outils pour les protéger : on ne va juste pas assez vite."
Heïdi Sevestre, glaciologueà franceinfo
On sait comment décarboner notre économie [et réduire la consommation des énergies fossiles, dont la combustion est responsable du changement climatique]. On sait aussi qu'en travaillant main dans la main avec les communautés autochtones, on peut protéger et essayer de ralentir la fonte des glaciers. En Colombie, par exemple, ils ont compris qu'en reforestant autour des glaciers, ces derniers recevaient plus de précipitations, plus de neige, et pourraient ainsi fondre moins vite. Mais je sais aussi que cette année risque de mettre en lumière de fausses bonnes solutions.
De quelles "fausses bonnes solutions" parlez-vous ?
Certains imaginent des technologies tirées par les cheveux pour sauver les glaciers. Les couvrir de bâches blanches, installer des canons à neige, limiter le rayonnement solaire au-dessus de l'Himalaya et du plateau tibétain… Ces technologies risquent de contaminer ces écosystèmes, et donc notre ressource en eau, notamment avec des plastiques. Et elles mettent surtout la nature sous perfusion.
Que faire si les entreprises à l'origine de ces technologies font faillite ? Croire que ces technologies nous permettraient de continuer notre vie sans rien changer m'inquiète énormément. Quand la solution a l'air trop facile, elle est souvent trop belle pour être vraie.