Ski : pourquoi Mikaela Shiffrin, auteure de son 100e succès en Coupe du monde, est déjà la meilleure skieuse de l'histoire
Devenir la recordwoman de victoires en Coupe du monde, hommes et femmes confondus, ne lui avait pas suffi. Mikaela Shiffrin est devenue la première skieuse de l'histoire à atteindre la barre des 100 succès, dimanche 23 février, sur le slalom de Sestrières en Italie, creusant l'écart la séparant de ses deux poursuivants, le Suédois Ingemar Stenmark (86) et sa compatriote Lindsey Vonn (82).
L'exploit de l'Américaine est autant impressionnant qu'inéluctable tant elle a pris l'habitude de tyranniser le circuit, qui l'a découverte en 2011 à l'âge de 15 ans. Surtout, ses 16 globes de cristal (cinq gros, 11 petits), trois médailles olympiques (deux en or, une en argent) et huit sacres de championne du monde en appellent d'autres. A 29 ans, la native de Vail, au Colorado, a largement le temps d'enraciner sa légende.
Comment fait-elle pour s'approcher autant de la perfection ? Qu'a-t-elle de plus que les autres ? "Si j'étais seulement motivée par les succès et les résultats, j'aurais arrêté il y a bien longtemps, soufflait-elle à Eurosport dès 2020 [lien en anglais]. Ils ont un côté motivant, mais j'ai ce sentiment que je peux toujours faire mieux. Pas en termes de résultats, mais dans mon ski." Mikaela Shiffrin est de ces championnes qui font l'unanimité. "Elle est la meilleure dans tout, tranche Carole Montillet, championne olympique de descente et consultante pour France Télévisions. Elle a l'air tellement facile qu'on a l'impression qu'elle ne force pas trop".
Une technique impeccable
Dès ses débuts au plus haut niveau, en pleine adolescence, le style caractéristique de l'Américaine impressionne. A l'époque, les concurrentes ne sont pas toutes capables de skier le corps penché vers l'avant. "J'ai beaucoup regardé son ski, mais c'était tellement parfait que je ne pouvais pas m'en inspirer, confie la Française Nastasia Noens, spécialiste du slalom et qui a partagé deux de ses trois podiums en Coupe du monde avec Shiffrin. Elle danse. On a l'impression que c'est hyper facile tellement c'est fluide."
Mikaela Shiffrin est performante dans toutes les épreuves, mais c'est dans sa spécialité, le slalom, qu'elle fait encore plus la différence grâce à sa capacité à limiter au maximum la perte de vitesse dans les virages. Ce n'est pas un hasard si 63 de ses 100 succès ont été décrochés dans cet exercice. "Sa technique de slalom est presque parfaite. Mikaela est, à mes yeux, la meilleure skieuse qui ait jamais existé", anticipait l'illustre Lindsey Vonn fin 2022 au journal Frankfurter Allgemeine Zeitung [article payant en allemand], avant même de voir son record de victoires en Coupe du monde effacé des tablettes par sa compatriote.
Fille de deux très bons skieurs, Mikaela Shiffrin a descendu sa première piste à cinq ans. Ses prédispositions sont très vite remarquées. Quand Chip Knight, un ancien slalomeur américain, la voit skier à 11 ans, il reste bouche bée. "Elle faisait et maîtrisait des choses que j'avais encore besoin de travailler à la fin de ma carrière professionnelle", rapporte-t-il dans les colonnes de Sports Illustrated (article en anglais]. La gamine est décrite comme obsédée par l'idée d'enchaîner chaque porte avec l'objectif de réaliser tour parfait sur tour parfait.
"Une acharnée de travail"
"Les gens pensent que nous avions mis au point une grande stratégie pour produire une championne du monde. Mais, la vérité est que nous n'avons aucun plan", se défend Eileen Shiffrin, sa mère et coach de toujours, dans les colonnes du New York Times dès 2014 [article payant en anglais]. Cette infirmière en soins intensifs a toujours encouragé ses deux enfants, Mikaela et Taylor (son frère aîné, lui-même un temps skieur professionnel), dans leurs pratiques sportives.
Un jour, elle lit que faire du monocycle est une bonne chose pour améliorer son équilibre. Et voilà la jeune Mikaela Shiffrin s'amuser à parader sur son étrange monture dans le quartier, tout en jonglant. "Les voisins venaient les voir et je suis sûre qu'ils nous prenaient pour des fous", en rigole encore Eileen Shiffrin. Le père, Jeff, lui, s'est battu pour que sa fille continue de prendre du plaisir sur les skis, malgré les approches de plus en plus nombreuses d'entraîneurs réputés. Au programme, un calendrier allégé en courses, mais du rab de technique à l'entraînement.
Les Américains ont cette formule que beaucoup de sportifs s'approprient : "Trust the process" (fais confiance au processus). Comprenez : concentre-toi d'abord à être meilleur chaque à jour avant de te focaliser sur des objectifs de résultat. Mikaela Shiffrin applique ce commandement : "C'est une acharnée de travail, relève Nastasia Noens. Elle ne s'est jamais reposée sur ses lauriers. Quand elle finit une course, c'est la première à être à la salle". Après l'effort, elle trouve le réconfort dans une activité simple : dormir.
"Dormir est ma méditation. C'est le seul moment où tu peux récupérer en même temps physiquement et émotionnellement."
Mikaela Shiffrinà Sports Illustrated
Sur sa chaîne Youtube, les siestes ne prennent pas autant de places que ses nombreuses séances de musculation en plein air aux côtés de son fiancé, Aleksander Aamodt Kilde (notamment vice-champion olympique de combiné en 2022 et vainqueur du gros globe de cristal en 2020), ou encore des exercices de proprioception. "Je ne peux pas dire que j'aurais imaginé un jour battre ces records. Pour moi, tout est tellement plus une question du travail que tu dois accomplir pour en arriver là", martelait l'intéressée sur USA Today [article en anglais] en mars 2023, juste après avoir battu le record d'Ingemar Stenmark. Toute une structure est déployée autour de l'Américaine pour qu'elle n'ait à penser qu'à sa performance, au contraire de la majorité de ses concurrentes.
Une figure attractive et consensuelle
Mikaela Shiffrin est l'incarnation du modèle du parfait athlète américain. Ses airs de mannequin et sa communication extrêmement mesurée l'ont rendue encore plus attractive auprès des sponsors. Barilla, Adidas ou encore Visa en ont fait une égérie. Sportico évalue ses revenus sponsoring en 2023 à 5 millions de dollars [lien en anglais], ce qui la place dans le Top 10 des sportives les mieux rémunérées par ce type de revenus.
Quand Lindsey Vonn donnait l'impression d'être une sorte de star inaccessible, Shiffrin joue la carte de l'hyper-modestie. Ne lui dites pas qu'elle est la "GOAT" du ski (the Greatest of all times, soit la meilleure de tous les temps en français). "Tout ce que je vois quand vous parlez de 'goat', ce sont des bébés chèvres (le terme goat signifie aussi chèvre en anglais)", s'était-elle amusée à répondre à une journaliste américaine.
"Le gens me disent que je devrais écrire un livre. Vous savez ce que je mettrais dedans ? Comment Mikaela s'est endurcie en déplaçant, à mes côtés, du fumier de vache à la pelle pendant des semaines, pour remplacer notre gazon un été. Il faisait 32 degrés. Elle avait 10 ans et a travaillé tellement dur sans jamais se plaindre"
Eileen Shiffrin, sa mèreà OutsideOnline.com
L'extrême maîtrise de son image et de ses performances ne l'ont pas empêchée de connaître des passages à vide. En février 2020, le décès de son père Jeff, dans un accident domestique, l'a poussée à prendre une longue pause. "Il y a eu des moments, après sa mort, où j'avais des problèmes de mémoire, des absences. Il arrivait que je ne me souvienne même pas de mes courses", confie celle qui a mis du temps à retrouver son meilleur niveau.
"Je sais ce que c'est d'être résiliente"
Aux Jeux olympiques de Pékin 2022, Mikaela Shiffrin est tombée de haut, au point de se sentir "ridicule". Alignée sur toutes les épreuves, elle en est repartie sans aucune médaille mais avec trois disqualifications. "J'ai une meilleure compréhension de la manière dont les choses peuvent ne pas prendre la direction attendue. Je sais ce que ça signifie d'être résiliente. Ce n'est pas nécessairement être fort ou ne pas sentir de douleur, ni de peur. C'est être capable de rebondir et de vivre avec les moments difficiles", avançait-elle pour USA Today il y a deux ans, sans savoir qu'elle aurait une autre épreuve difficile à traverser cette saison.
Cette dernière est tombée lourdement à Killington (Etats-Unis) en novembre dernier, alors que tout semblait indiquer qu'elle allait signer sa 100e victoire en Coupe du monde chez elle. Victime d'une "sévère blessure musculaire" et d'une plaie "profonde" au ventre, l'Américaine a dû passer sur la table d'opération. Après deux mois d'absence, Shiffrin est revenue à temps pour les Mondiaux de Saalbach, mais dans un état de forme loin d'être optimal. "Seulement" cinquième du slalom, elle est tout de même repartie d'Autriche avec un sacre sur l'épreuve combinée par équipes. A Sestrières, elle a surpris son monde, en remportant le slalom au lendemain d'un géant complètement raté (33e).
Pour Nastasia Noens, c'est "mentalement" que Mikaela Shiffrin fait désormais la différence. Ses concurrentes ont élevé le niveau, à l'image de Petra Vlhova, capable de contrarier la domination de l'Américaine en slalom. Mais elle finit toujours par prendre le dessus. L'Américaine ne semble plus affectée par ce qui pourrait instiller le doute dans son esprit.
Auteur du livre "Dans le cerveau des champions" (Odile Jacob, 2024), Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche à l'Inserm, pointe deux freins mentaux dans la performance des skieurs : "Le premier, c'est un faible niveau d'engagement, que l'on retrouve chez des skieurs qui ont été blessés et qui traînent ça psychologiquement. L'autre est de ne plus faire confiance à ses propres automatismes, pourtant extrêmement efficaces. Quand vous êtes dans une volonté trop forte de réussir, vous pouvez être tenté de contrôler des choses que vous accomplissez naturellement. C'est un peu comme conduire avec le nez dans le moteur."
Chez Mikaela Shiffrin, l'intuition semble intacte. "Elle a beaucoup de fraîcheur malgré l'hyper-sollicitation du cérémonial d'après-course, du contrôle antidopage à la conférence de presse. Elle a des impératifs avec tous ses sponsors et communique beaucoup sur les réseaux sociaux. Mais tout a l'air très bien huilé, note Carole Montillet, impressionnée. Elle est bien dans ses pompes et je pense qu'elle sera là encore pendant un moment".