Un seul morceau de huit minutes et vingt-sept secondes. Mass Production d’Iggy Pop, avec en intro ses cornes lugubres de navire en perdition. Un groove répétitif auquel vient s’ajouter la voix d’outre-tombe du métal-crooner. Huit minutes et vingt-sept secondes, le temps du dernier défilé automne-hiver 2025-2026 de Rick Owens dans les entrailles de béton du Palais de Tokyo. Surgissent alors de quelque abri antiatomique à moins que ce ne soit d’une crypte des Carpates, une file de filles sépulcrales aux maquillages de craie et aux regards habillés de lentilles sombres masquant l’iris et la pupille, spectres juchés sur des chaussures aux allures de pattes d’animaux, zombies démesurés à la pâleur de lys.
Quelques garçons sont aussi de la partie. En finale de cette cohorte sous hypnose incluant la chanteuse anglaise FKA Twigs et le rappeur français Gazo, le maître de cérémonie s’avance, mutique et impassible, profil d’Aztèque au visage taillé à la serpe sorti d’un Corto Maltese, aux fins cheveux de jais tombant en cascade sur les épaules dénudées. Rick Owens tel qu’en lui-même, dernière pièce à ce tableau spectaculaire tenant du théâtre gore, du punk no future et du transhumanisme avec exosquelettes.
> Découvrez l’intégralité de F, Art de vivre
Aux défilés ne ressemblant à rien d’autre de ce que l’on peut voir vient se greffer une légende noire entretenue avec soin, depuis des décennies, par Rick Owens et sa femme, Michèle Lamy. Un détonnant combustible franco-américain né sur les rivages du Pacifique, à Los Angeles plus exactement, lorsqu’une ancienne avocate pénaliste d’Oyonnax, reconvertie dans la restauration et la mode, engage un jeune homme du nom de Richard Saturnino Owens comme patronnier. Coup de foudre, et donc coup double pour cette histoire sur mesure mêlant amour et couture. L’excentrique Michèle va jouer les pygmalions et faire de Rick Owens une marque-concept basée sur l’étrange, le déroutant, le spectaculaire ; où les repères semblent abolis pour laisser place à un imaginaire à la fois inquiétant et attirant, tel un roman gothique. Comme si la beauté se conjuguait avec la fantaisie et le morbide, aux antipodes de cette blancheur solaire érigée en dogme hollywoodien.
Littérature et peinture
Le couple crée la maison en 1994, puis s’installe à Paris en 2003, place du Palais-Bourbon, là où Michèle Lamy, la provinciale d’Amérique, s’était toujours juré d’habiter si elle venait s’échouer sur les bords de Seine. Ici, dans les anciens locaux du Parti socialiste, à mi-chemin du XVIII flamboyant par la munificence des espaces lambrissés et du blockhaus fonctionnel de cadres de gauche par l’extension 1960 sur cour, vivent et travaillent ces doubles exacts d’Adam et Ève « vampiresques » d’Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch. Créatures de la nuit, lunettes noires de nyctalopes « glunge » (ce mélange de glamour et de grunge qui les définit si bien), vêtements sombres, Owens et Lamy en jettent autant par leur apparence que par le monde qu’ils créent. Un univers bientôt mis en valeur au Palais Galliera * proposant une traversée de l’œuvre, des débuts à Los Angeles aux collections les plus récentes. Le parcours mis en scène par Rick Owens lui-même s’étendra à la façade et au jardin du musée.
À lire aussi L’anti-tapis rouge de Rick Owens
Hanté par le sacré, adorateur depuis l’adolescence de la littérature et de la peinture françaises fin de siècle, celle de Joris-Karl Huysmans et de Gustave Moreau en particulier, Rick Owens semble en permanence naviguer « là-bas », pour reprendre un titre du romancier qui y abordait, en 1891, les marges du monde où poussaient occultisme, spiritisme, magie noire et satanisme. Ce « des Esseintes » hardcore, à rebours de l’idée de modernité consensuelle, façonne un univers rock’n’roll transgressif dans lequel ses modèles masculins défilent le sexe à l’air, cependant que sont célébrés des manteaux « draculesques » en cuir de veau tanné et des bottes à franges exhumées d’un bestiaire fantastique…
Les défilés de Rick Owens (dont la première pièce parue dans la presse fut un collier en boules de geisha) tiennent de la performance scénographique, artistique et chorégraphique et sont autant de réflexions sur l’architecture et le design. Comme si le créateur, dans sa manière d’interroger la forme, le sens, le contexte culturel, voulait mettre en évidence le lien profond entre la mode et la fonction même de l’art. Ses vêtements surnaturels nient une quelconque échelle de valeur préétablie dans le choix des matières. « Les plus luxueuses peuvent être bouillies et teintées, tandis que le feutre, matériau modeste, est élevé au rang de tissu noble. Cette tension entre fluidité de la forme, inconfort et élégance, crée une magie particulière. Car chez Rick, le vêtement n’est pas simplement destiné à être porté : il fait aussi référence à l’architecture et à l’histoire », me précise son ami, le galeriste Mathieu Paris.
Le baron Corvo
Depuis vingt-deux ans, le styliste se partage entre Paris et Concordia, petite ville italienne où sont fabriquées ses pièces extravagantes. L’Italie, sa troisième patrie, plus exactement Venise, où Michèle Lamy et lui possèdent un appartement. Il y a quelques années, le duo avait aménagé une barge pour la Biennale. Baptisée Bargenale, celle-ci était ancrée sur l’île de Certosa. Un témoin raconte : « Un chef africain y concoctait chaque jour des plats issus de l’afro-fusion, tandis que des artistes et créateurs comme Virgil Abloh exposaient leurs œuvres et qu’un studio d’enregistrement improvisé était investi par A$AP Rocky. »
Rick Owens s’était peut-être inspiré de l’excentrique britannique Frederick Rolfe, autoproclamé baron Corvo, se baladant sur les canaux de la Sérénissime à l’aube du XXe siècle dans une réplique imaginaire de la barque de Cléopâtre… Volontiers solitaire, menant une existence quasi monacale, le styliste aime parfois gagner au milieu de la nuit quelque endroit culte, entraînant des proches dans ses explorations « draculesques »… « Une recette simple est à la base de mon cocktail esthétique, a déclaré un jour le maître, et celle-ci tient en ces quelques ingrédients : une bonne dose d’épopée biblique en noir et blanc mixée d’Art déco, mise en scène par un sinistre Cecil B. DeMille. » Le dark péplum de Rick Owens n’a pas fini de nous faire frissonner.
À lire aussi Le Beau bizarre de Loewe à Rick Owens
Mathieu Paris - Directeur de la galerie White Cube : «Sa grande force ? Le rejet des conventions esthétiques»
«C’est vers 2005 ou 2006 que j’ai connu Rick et Michèle via une amie commune. Ils avaient emménagé dans un immeuble de la place du Palais- Bourbon, l’ancien siège du Parti socialiste, qu’ils avaient transformé pour y vivre et y installer leur studio. L’endroit était assez dingue, incroyable pour Paris : un mélange de salons Empire et de béton brut. Rick y avait réalisé tout le mobilier. C’est à cette époque que nous avons décidé de travailler ensemble afin d’exposer les meubles de Rick à la galerie Jousse. J’ai développé une véritable passion, ainsi qu’une amitié profonde pour le couple qu’il forme avec Michèle.
Ce qui m’a immédiatement attiré chez Rick, c’est cette économie de moyens, tout en intégrant les codes des arts décoratifs français et la marqueterie des années 1930, avec des références aussi bien à Eileen Gray, Jean-Michel Frank ou Le Corbusier qu’aux rampes de skate de Los Angeles. Rick aime travailler le contreplaqué, matériau simple et peu onéreux, avec la même exigence et sophistication que la marqueterie la plus raffinée. Le résultat est extraordinaire, au point d’avoir, dès le départ, captivé les plus grands collectionneurs. Il est rare qu’une marque indépendante parvienne à dicter la mode comme le fait celle de Rick Owens.
Sans doute parce que sa vision s’accompagne d’une réflexion profonde sur le monde qui nous entoure, ses bouleversements et ses menaces. Le rejet des conventions esthétiques est l’une de ses plus grandes forces. Évoluant plus tard dans l’art contemporain, j’ai conservé son amitié. Nous avons continué d’échanger et de collaborer ponctuellement. Je me souviens d’un voyage à Berlin avec Rick et Michèle. Nous étions tous trois fascinés par l’architecture de cette ville, qui, en raison de son histoire, n’a cessé d’être un terrain d’expérimentation pour les grands courants des trois derniers siècles. C’était passionnant de partager cette exploration avec eux et d’observer le rapport si personnel et instinctif que Rick entretient avec l’architecture.»
Alexandre Samson - Commissaire scientifique de l’exposition à Galliera :
«Je l’ai retrouvé à 3 heures du matin»
«Très fier de collaborer à la première rétrospective consacrée à Rick Owens au Palais Galliera ! C’est un créateur inouï qui sait tout faire. Il peut concevoir lui-même un vêtement de A à Z, un savoir-faire que peu de créateurs peuvent aujourd’hui revendiquer. J’ai eu la chance de le voir en Italie, où des centaines de personnes travaillent pour lui. Concordia est une petite ville perdue en Émilie-Romagne, un coin qui n’a rien de la carte postale pittoresque. Ses usines, regroupées dans un vaste complexe technologique, sont au centre de la ville. Lui habite au sein du complexe, dans un appartement au sol en travertin, avec des toilettes taillées dans un bloc de cristal de roche.
Un sarcophage de l’Égypte antique accueille le visiteur à l’entrée ; un peu plus loin, on trouve une banquette recouverte d’une immense couverture en vison. La bibliothèque semble sortie du Paris décadent des années 1900 avec les ouvrages de Montesquiou, Wilde, sans oublier son cher Huysmans. Tout cela participe d’une sorte de sophistication d’esthète particulière. Mais Rick Owens n’a rien du procrastineur indolent, c’est même tout le contraire. Il a un rythme de vie stakhanoviste, mes rendez-vous avec lui ont toujours lieu à 11 heures précises. Mais il ne déroge jamais à sa sieste quotidienne d’une heure en début d’après-midi, ni à sa séance de musculation. Peu de gens accepteraient de se conformer à sa rigueur inflexible.
Tout chez lui est merveilleux dans le registre de l’inattendu. Il m’a proposé un jour de les retrouver, Michèle et lui, à 3 heures du matin au Futur, la boîte sous la Cité de la mode. La raison ? Un set du DJ des défilés du duo de mode canadien Matières fécales, qui l’intéresse. Il m’a dit : « Ce n’est pas compliqué de tenir le coup jusqu’à cette heure-là. Le secret, c’est de dormir avant, de mettre son réveil et d’avaler un expresso bien serré avant d’appeler un taxi. » J’ai suivi ses conseils, sans prendre d’autre drogue qu’un bon ristretto. Cette nuit reste à ce jour une des plus étonnantes expériences de ma vie.»
Scarlett Rouge - artiste et fille adoptive de Rick Owens : «Il s’occupait de moi à la maison, enfant»
«Je suis la fille de Michèle Lamy et d’un artiste-performeur américain qui m’avait choisi comme second prénom Rouge pour que ça donne en quelque sorte… rouge écarlate. Rick m’a élevée à partir de mes 7 ans et, n’ayant pas d’enfants, il m’a adoptée il y a quelques années. À Los Angeles, lorsque j’étais petite, le frigo était souvent vide parce que ma mère rentrait tard de son restaurant et elle n’avait pas le temps de faire des courses. Alors Rick me commandait des trucs. Il était timide et ne savait pas trop comment gérer une enfant. Au début de mon adolescence, il m’emmenait au resto, et les gens se posaient des questions : que fait-il avec une fille si jeune ? Il n’est pas gay ? C’était une situation étrange, sauf pour nous.
Rick est quelqu’un de très profond qui aime se plonger au fond des choses, comme je peux le constater en collaborant avec lui pour la décoration de la boutique du Palais-Royal pour laquelle je réalise des œuvres. Il est aussi très réservé, et s’il se sent mal à l’aise, il ne me le dit pas en face, mais en parle d’abord à ma mère. Il aime donner le change en laissant penser que tout va bien, peut-être parce qu’il possède au fond de lui-même une grande pudeur qui le pousse sans cesse au self-control. En revanche, en vacances, au Lido, à Venise, où mes parents possèdent un appartement, il oublie le travail et dévore des bouquins sur les turpitudes des célébrités d’Hollywood et d’ailleurs. Il adore ça.
Rick vit parfois dans un autre monde, se révélant incroyablement distrait. Je me souviens d’un jour où, toute jeune, je l’avais accompagné à Los Angeles pour vendre des vêtements vintage qu’il retravaillait à sa façon. Nous avions étalé notre petit stand et attendions les clients sur une espèce de parking, lorsque j’ai trouvé la réaction des visiteurs bizarre. Ils chuchotaient, en s’éloignant comme si nous étions des pestiférés. Je me suis demandé ce qui se passait, puis j’ai compris : du minishort de Rick sortaient ses attributs masculins… Ce souvenir me fait toujours autant rire aujourd’hui.»
* Exposition « Rick Owens, Temple of Love », au Palais Galliera, à partir du 28 juin.