La France livre-t-elle des armes à Israël ? Ce que l'on sait
Alors que la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza dure depuis plus de 20 mois, la France est sous le feu des critiques pour ses exportations de composants d'armes vers l'État hébreu.
Bien que Paris affirme depuis des mois "ne pas livrer d'armes à Israël", une plainte pour complicité de crimes de guerre, de génocide et crimes contre l'humanité a été déposée par la Ligue des droits de l'Homme (LDH) contre la société française Eurolinks, ont révélé mercredi 11 juin franceinfo et Le Monde.
La société marseillaise – dont des dockers du port de Marseille-Fos ont refusé de charger des conteneurs à destination du port d'Haïfa, la semaine dernière – est soupçonnée de livrer des maillons pour fusils mitrailleurs à l'entreprise israélienne IMI Systems, une filiale d'Elbit Systems "connue pour être la plus grande entreprise d'armement d'Israël", selon la plainte.
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"L'implication des armes de l'entreprise Elbit Systems dans les violations commises par Israël dans la bande de Gaza a été formellement identifiée à de multiples reprises", affirme aussi le texte qu'a pu consulter l'AFP. Eurolinks a, pour sa part, indiqué qu'elle "ne communiquera pas" sur ce sujet.
Selon l'avocat de la LDH, Me Emmanuel Daoud, "cette plainte devrait permettre aussi d'établir les responsabilités ou pas" des membres de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre. Cette commission est chargée de délivrer les licences d'exportation.
Du matériel militaire livré de manière "régulière et continue" ?
Paris a été soupçonné à plusieurs reprises, depuis plus d'un an, de livrer des armes à Israël et de manquer de transparence à ce sujet. En mars 2024, le média d'investigation Disclose révèle que la France a autorisé, fin octobre 2023, la livraison à Israël d'au moins 100 000 pièces de cartouches pour des fusils mitrailleurs susceptibles d'être utilisés contre des civils à Gaza. La société Eurolinks, spécialisée dans la fabrication d'équipements militaires, est alors mentionnée.
Puis c'est au tour de Mediapart, en septembre 2024, de pointer "l'opacité sur les millions d'euros d'armes françaises livrées" à l'État hébreu. Le média d'investigation cite un rapport du gouvernement qui révèle que la France a livré 30 millions d'euros d'armes à Israël sur l'année 2023, sans que le ministère des Armées ne précise dans le détail si ces livraisons se sont poursuivies après le 7-Octobre.
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Le 4 juin et le lendemain, Disclose dévoile qu'un cargo de la compagnie israélienne Zim devait faire escale au port français de Fos-sur-Mer pour charger au total trois conteneurs remplis de composants militaires destinés à l'État hébreu.
Les dockers de Marseille-Fos ont refusé de charger à bord du navire des pièces pour fusils mitrailleurs fabriquées par l'entreprise Eurolinks afin de ne pas "participer au génocide en cours orchestré par le gouvernement israélien", selon un communiqué du syndicat CGT. Ils ont également bloqué à quai deux autres conteneurs remplis de tubes de canons fabriqués par la société Aubert et Duval, devant être transportés par le même navire.
Enfin, un rapport du réseau militant Progressive International, présenté mardi 11 juin, a accusé la France de livrer de manière "régulière et continue" du matériel militaire à Israël depuis octobre 2023. S'appuyant notamment sur des données de l'Autorité fiscale israélienne, ce rapport de 15 pages affirme que les livraisons françaises comprennent notamment des composants servant à fabriquer "bombes, grenades, torpilles, mines et missiles", et une autre catégorie comprenant "lance-roquettes" ou "fusils militaires".
"Nous documentons des millions de pièces d'artillerie expédiées semaine après semaine, mois après mois, de France vers Israël" entre octobre 2023 et avril 2025, a déclaré à l'AFP David Adler, secrétaire général de PI. Bien que démontrant "l'ampleur globale" de ces cargaisons, les auteurs de ce rapport reconnaissent qu'il est en l'état impossible de vérifier si ces pièces sont effectivement utilisées par l'armée israélienne, ou déployées à Gaza.
Des livraisons d'armes régulièrement démenties par les autorités
Depuis le début de l'offensive israélienne dans la bande de Gaza, en octobre 2023, les autorités françaises démentent régulièrement livrer des armées à l'État hébreu. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, monte régulièrement au créneau pour défendre la position de l'exécutif sur le sujet.
Lors d'une audition à la commission de la Défense à l'Assemblée nationale, le 27 février 2024, le ministre a affirmé qu'"objectivement, il n'y a pas de relations d'armement avec Israël". Il finit aussi par reconnaître que "quelques licences" d'exportation – sans préciser lesquelles – vers Israël avaient bien été accordées depuis le 13 octobre 2023.
Plusieurs mois plus tard, le 4 septembre, le ministère des Armées explique à Mediapart les mesures prises "pour s'assurer que les armes françaises ne (contribuent) pas à des massacres à Gaza". Il indique notamment que la France "a suspendu certaines licences d'exportation d'armement accordées à Israël" – sans préciser combien, ni les catégories de matériel concernées. Mais il ajoute que ces suspensions ne concernent pas la catégorie des "bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs et charges explosifs".
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Après les révélations de Disclose sur les conteneurs qui devaient être chargés à Fos-sur-Mer la semaine dernière, Sébastien Lecornu est de nouveau monté au créneau : "La position de la France est on ne peut plus claire. Il n'y a pas d'armes vendues à Israël. Et pour cause, Israël est un des principaux concurrents des industries françaises", déclare-t-il le 6 juin sur LCI.
Le ministre des Armées ajoute que la France vend seulement à Israël des composants à vocation défensive notamment pour le Dôme de fer – le système antiaérien qui protège Israël des attaques de missiles et de drones – ou des "éléments" qui auraient vocation, ensuite, à "la réexportation". Accusé sur ce sujet de manquer de transparence, et pour prouver que Paris ne vend pas d'autres armes à Israël que dans ces deux cas de figure, Sébastien Lecornu a déclassifié mercredi un document – qu'a pu consulter l'AFP – donnant plus de détails sur ces livraisons.
Les sous-catégories d'armes vendues y sont précisées, parmi lesquelles on trouve des pièces fournies "pour du réexport uniquement" ou d'autres pour le "Dôme de fer". Figurent ainsi notamment des composants divers, des "maillons et accessoires pour munitions", des "éjecteurs de munitions" ou encore des potentiomètres pour missiles défensifs. "La France ne vend pas d'armes à Israël. Point", a martelé mercredi le ministre.
Un commerce d'armes entre les deux pays
Les relations commerciales entre la France et Israël ne sont pas récentes en matière d'armement. Rien que sur la décennie 2014-2023 prise en compte dans le rapport annuel au Parlement sur les exportations d'armement de la France, Paris a eu 211,7 millions d'euros de commandes d'armements de l'État hébreu. En 2023, la France a reçu 19,9 millions d'euros de commandes d'armement de la part d'Israël, un montant relativement stable après 25,6 millions d'euros en 2022 et 19,4 millions d'euros en 2021, selon les chiffres issus de ce rapport.
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D'après le ministère des Armées, la vente de matériel militaire français à l'État hébreu ne représente que 0,2 % du total annuel des exportations françaises.
En revanche, un second rapport révélé par Mediapart en septembre 2024 fait état d'un bond des exportations en Israël de biens dits "à double usage" – des produits sensibles car ils peuvent être utilisés aussi bien à des fins civiles que militaires. Ces biens ont été exportés à destination de l'État hébreu pour un montant total de 192 millions d'euros en 2023, contre 34 millions d'euros en 2022.
Il s'agit en majorité (pour 154 millions d'euros) de matériel électronique exporté. "C'est inquiétant, car on sait bien que l'armée israélienne est en demande de capteurs et d'électronique pour concevoir son armement aujourd'hui", a déclaré au site d'investigation Tony Fortin, chargé d'étude à l'Observatoire des armements.
Le flou de la France quand il s'agit de rentrer dans les détails de ces exportations et de l'issue finale des composants exportés suscite la préoccupation des ONG et d'opposants politiques. Ces derniers pointent du doigt une possible entorse de Paris concernant le traité sur le commerce des armes. Ratifié par la France en 2014, ce texte interdit à un État partie le transfert d'armes ou de biens "s'il a connaissance, lors de l'autorisation", qu'ils pourraient notamment servir "à commettre des attaques contre des civils".
Avec AFP