«C’est la défaite la plus totale» : le désarroi des habitants de l’immeuble évacué à Échirolles à cause du trafic de drogue
L’immeuble Le Carrare fait bonne figure. Propre, sa façade aux nuances de gris se dresse sur l’avenue principale de la ville d’Échirolles. À ses pieds, le tramway circule vers Grenoble, bordé d’une rangée de coquelicots. Un vent du Sud balaie les feuilles d’automne tombées des arbres qui encadrent la chaussée entretenue. Des hommes attablés à la brasserie Edelweiss regardent le temps passer devant leur thé sucré, tandis que les étudiants de l’école de journalisme de Science Po, adossée à l’immeuble, se pressent pour aller en cours.
Dans cette atmosphère calme, un détail interpelle : un fourgon de CRS circule au pas. Et trois policiers municipaux patrouillent autour de l’immeuble. Le bâtiment sert de point de deal depuis plusieurs années et la mairie a demandé aux habitants de partir avant vendredi « en raison du danger de mort permanent », évoquant notamment « des risques incendie et électriques ».
Si la façade sur rue ne laisse rien deviner, la résidence, haute de cinq étages, laisse apparaître sur ses autres versants un grand délabrement. Il suffit d’en faire le tour pour le constater. À l’entrée, des traces ressemblent à des impacts de balle. Ici et là, les armoires électriques ont été ouvertes et les gaines arrachées. Les fils pendent à l’air libre. Des tags couvrent certains murs, des déchets remplissent les cages d’escalier.
«Coups de feu»
Sur le palier de son studio, Abdel, 24 ans, ne comprend pas la décision soudaine d’évacuer en 72 heures l’immeuble dans lequel il habite. « Je suis citoyen français, je paie mes impôts, je n’ai pas d’APL, je n’ai pas de casier, et on me demande de tout laisser du jour au lendemain ! », s’insurge-t-il.
« Personnellement, je n’ai jamais eu de problème. » Le jeune homme raconte tout de même qu’en raison du trafic, il y a souvent des règlements de comptes. « Il y a deux mois, j’ai entendu des coups de feu. Vers minuit, un mec s’est fait tirer dessus, il y avait des traces de sang juste là », affirme-t-il en montrant un pan de mur en face de la porte de son studio. « On vit avec. C’est comme ça que ça marche », ajoute-t-il, fataliste.
Dédiée initialement aux étudiants de l’école de journalisme, qui songe à déménager, la résidence est aujourd’hui désertée aux trois quarts. L’immeuble est pourtant situé en plein centre-ville. La mairie est à 100 m du bâtiment, avec sa grande fresque de « La Liberté guidant le peuple », à côté d’un poste de police. Dans les rues adjacentes, le cinéma Pathé et le bowling n’ont pas plus d’une vingtaine d’années.
Reste que la résidence est devenue un point de deal important de la ville. « Depuis deux ans maintenant, ça s’est transformé en très grande délinquance », confie Nour-Eddine, responsable du syndicat de copropriété, qui partage la colère d’Abdel. « Il y a une loi, pourquoi n’est-elle pas appliquée ? », s’emporte-t-il en évoquant les OQTF (obligations de quitter le territoire français) non exécutées ou « les gamins qui reviennent deux heures après avoir été chassés par la police ». « On est actuellement dans la défaite la plus totale, c’est un grave épisode d’incompétence républicaine et nationale », accuse-t-il. Pour lui, c’est une question de « volonté politique ». « Ils ont réussi à sécuriser les JO mais ils ne peuvent pas le faire pour notre résidence en plein centre-ville », raille-t-il. Le responsable de la copropriété déplore aussi le manque à gagner des propriétaires qui y louent des appartements et qui vont voir leurs biens inoccupés.
Squat et «drive»
En réalité, sur les 80 appartements de l’immeuble, seule une vingtaine d’habitants y logent encore. Certains ont fui depuis longtemps. Comme l’un des deux seuls propriétaires qui habitaient leur logement, un retraité dont le studio a été transformé en squat. « Là, par exemple, il y a un drive », commente Nour-Eddine en désignant un trou dans le mur du studio. « La nourrice (le trafiquant responsable du magasin, NDLR) distribue la drogue aux clients, qui passent par l’appartement d’à côté. » Dans la pièce dédiée à la clientèle, des seringues jonchent le sol.
« Ils ne sont pas là le matin mais ils reviendront ce soir », assure-t-il. Et ce malgré les rondes de la police municipale, les descentes de la brigade anticriminalité, qui a encore embarqué trois dealers la veille, et l’intérêt médiatique national que suscite l’affaire depuis quelques jours.
« Je ne les emmerde pas, ils ne m’emmerdent pas », tempère de son côté Pascal, au rez-de-chaussée. « Ils ont un certain respect pour les anciens », assure l’habitant de 60 ans. Au-delà des dangers du trafic, il n’est pas étonné de la décision municipale d’évacuer : « Tout part en ruine, même l’ascenseur ne marche plus. »
« Insoluble »
La maire communiste de la ville, Amandine Demore, a justifié son choix par un rapport alarmant, reçu lundi, sur les conditions de sécurité « fortement dégradées » de l’immeuble. Elle assure que la ville va proposer « un accompagnement social et individuel » et prévoir un relogement temporaire, en promettant que « personne ne sera à la rue ». Cette évacuation des habitants « est aussi une partie de la solution pour enlever le point de deal du Carrare des mains des dealers », a expliqué cette semaine le procureur de la République de Grenoble, Éric Vaillant.
Officiellement, donc, les acteurs locaux y croient. Ce qui n’empêche pas Amandine Demore de réclamer plus de moyens, tant pour la justice que pour la police : augmentation des effectifs, installation d’un commissariat, contrôle renforcé aux frontières sur les armes et les stupéfiants… La maire communiste pourrait-elle se réjouir de l’arrivée du LR Bruno Retailleau au ministère de l’Intérieur ? « Cela fait des années qu’on a des déclarations. Ça suffit, maintenant. Les citoyens et les citoyennes attendent des actes ! », élude-t-elle. Communiste depuis 1944, la mairie a été la première dans l’agglomération à installer des caméras de vidéosurveillance. Mais rien ne change : « Une heure après (le passage de la police, NDLR), les dealers reviennent toujours. »
Officieusement, on déplore « un contexte métropolitain » et une situation « insoluble ». « On sait qu’on n’éradiquera jamais le fléau, mais on fait notre taf, on a signé pour ça », commente un policier municipal. « Les gens s’habituent parce qu’ils n’ont pas le choix, mais cela ne va pas aller en s’arrangeant », prédit une passante qui habite à Échirolles depuis quarante ans, assurant que les points de deal sont désormais partout. « Tout le monde vous le dira : il y a dix ans, c’était tranquille ; mais on ne va pas partir pour autant. J’irais où, de toute façon ?, interroge-t-elle. J’ai 70 ans et je m’embêterais à aller ailleurs ? »